Un fléau, une épidémie

Jamais épidémies de rage, de dyphtérie et de croup réunies n’ont causé autant de victimes que la seule épidémie d’automobilisme qui règne en ce moment.

Ne croyez pas que j’écris l’esprit agité et dans un accès de fureur qui pousse la plume à amplifier la pensée. Nullement. C’est dans le plus grand calme et la loupe à la main que je viens étudier avec vous une grave question.

Je n’en note, du reste, que la donnée.

C’est vous, je l’espère, qui en trouverez la solution.

Nous sommes en présence, non plus d’une série d’accidents, mais d’un véritable fléau, d’une épidémie; c’est le seul mot qui convienne exactement à la situation. Il ne se passe plus de jour que l’engin destructeur ne fauche des vies humaines, aussi bien parmi les chauffeurs que parmi les piétons.

Je ne suis pas de ceux qui s’écrient férocement : « Que les chauffeurs se démolissent eux-mêmes, ça les regarde, pourvu que la vie du public soit épargnée. »

J’estime, au contraire, que si le piéton doit être protégé contre l’automobiliste, celui ci doit l’être également… contre lui-même.

Nous empêchons bien un fou de se détruire, nous éloignons d’un malade ce qui pourrait lui suggérer une idée de suicide.

Pourquoi n’en ferions-nous pas autant pour le chauffeur ?

Remarquez que le chauffeur n’est lui aussi qu’un malade ; c’est un déséquilibré, non pas à l’état permanent, mais dès qu’il a mis la main sur son volant de direction.

A partir de ce moment, il est pris de fièvre, le vertige s’empare de son esprit, il devient un irresponsable.

Ceci n’est pas un paradoxe, et si vous voulez vous en convaincre, interrogez un chauffeur. Ce peut être un homme prudent, timoré même, mais il vous dira qu’une fois sur sa machine, il se sent changer petit à petit. Une ivresse particulière le pénètre, et bientôt il ne se connaît plus. L’agneau timide se trouve transformé en un tigre avide de dévorer l’espace.

Le bolide qui déflagre à nos yeux est dès lors dirigé par un fou, par un malade.

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Il faut voir en lui, non un malfaiteur qui agit avec préméditation, mais un inconscient qui va à la mort et qui y entraîne ses semblables sans se rendre compte de ses actes.

Je connais des personnes qui ont abandonné l’auto pour échapper à la fascination de l’espace, comme le kleptomane évite les étalages pour ne pas succomber a une force supérieure à sa volonté.

Le problème, on le voit, touche à la pathologie. Il ne faut donc pas chercher à le résoudre par une brusque répression, par des mesures purement coercitives.

Comme pour toutes les affections endémiques, il convient surtout de procéder par des moyens préventifs. Les Anglais disent avec raison qu’un gramme de préventif vaut mieux qu’un kilo de remède.

Quelles seraient donc les meilleures mesures à instituer pour combattre l’extension de la funeste maladie nouvelle?

Comment préserver tant de vies humaines, offertes en holocauste a ce nouveau minotaure? Telle est la question que je vous pose.

Tôt ou tard, le problème s’imposera à l’attention de l’autorité publique, qui, actuellement, croit devoir rester indifférente sous l’absurde prétexte de ne pas entraver l’essor d’une industrie nouvelle. Comme si le devoir du législateur était de sacrifier l’existence du plus grand nombre à l’intérêt commercial de quelques-uns. Monstrueuse théorie, contre laquelle tous les cadavres, qui vont s’accumulant, pourraient se lever pour protester.

Mais le jour viendra où les pouvoirs constitués seront forcés d’ouvrir les yeux. Ce jour-là, l’étude que nous aurons entreprise ensemble, trouvera son application. Et si nos efforts réunis aboutissent à une sage et judicieuse solution, nous aurons la satisfaction d’avoir fait acte utile.

Ce sera notre récompense. Vous reconnaîtrez avec moi qu’il ne saurait y en avoir de meilleure.

Fred Isly, « Pêle-Mêle Causette », Pêle-Mêle, 31 juillet 1904.