Trafic (Jacques Tati, cinéaste vélorutionnaire, partie 5/5)

Dernier volet de la série Tati : Trafic (1972) est un chef-d’oeuvre vélorutionnaire qui déboulonne parfaitement la déesse sur quatre roues.

Sur la chaîne, les ouvriers s’échinent à faire des gestes vides et répétitifs. Dans leur taule, ils sont condamnés à porter des tôles, à longueur de journée, qu’une énorme presse transforme en portières. Les éléments de carrosserie sont assemblés dans des gerbes d’étincelles, les hommes mutants derrière leurs masques de soudeurs ou leurs combinaisons de peintre produisent ainsi des produits tous similaires, qui s’agglutinent sur l’asphalte.

A Amsterdam se prépare l' »internationale autoshow. » Un petit salon qui veut grandir pour concurrencer Paris ou Francfort. Dans d’immenses entrepôts de verre et de béton, des pantins à mallettes délimitent les stands en suivant scrupuleusement les indications du plan.

Chez Altra, changement de vitesse. Une bande de travailleurs flâne, désorganisée. Taylor, on connaît pas dans cette petite entreprise franchouillarde. Les artisans traînent, sifflent, discutent, pour finaliser la voiture qui sera présentée au salon hollandais: un camping car innovant. Il suffit de lever le coffre d’une espèce de 4L pour y glisser une tente. La bagnole contient une table coulissante, les pare-chocs arrière disposent de sièges intégrés, le pare-choc avant peut se transformer en barbecue. Il y a une cafetière, du savon, un évier, un allume-cigare, une douche qui fait eau chaude moteur allumé, un rasoir électrique dans le klaxon, une cuisine, des ceintures de sécurité qui peuvent aussi servir de bretelles. La voiture s’allonge pour laisser place au lit. Il ne reste plus qu’à allumer la télé, dont les programmes glorifient la technoscience et la conquête de l’espace par l’homme.

Homme + automobile = abruti

Hulot part avec un collègue acheminer cette invention à Amsterdam. Le camion qui transporte la merveille emprunte d’immenses autoroutes, accompagné de la décapotable tape-à-l’œil de la jolie préposée aux relations publiques. Les infrastructures gigantesques se superposent, les routes s’étagent, les bretelles s’emmêlent, les grands ensembles s’étalent en banlieue. Le béton conquiert de nouveaux espaces, des ouvriers s’échinent pour dérouler une nouvelle route.

Le trafic est dense. Monotone. Il fait un boucan constant. Les bagnoles constituent une menace pour l’homme non motorisé. Hulot manque de se faire tailler un short en changeant une roue crevée. Il doit être très vigilant pour traverser la route, slalomer entre deux voitures, jouer les équilibristes, regarder à droite à gauche, courir.

Des camions citerne circulent pour ravitailler les dévoreuses d’espace. En faisant le plein, les automobilistes repartent avec un portrait en plâtre. Ils ont tous la même daube, placée sur la plage arrière, sur un siège. Et les hommautos avancent, s’arrêtent, avancent, s’arrêtent. Pris dans les bouchons, leur carrosse hoquette de deux mètres en deux mètres. Seuls dans leur bulle, coupés du monde, ils attendent, passifs, stressés, se rongent les ongles, bâillent, se curent le nez. Zombies uniformes. Pour une aile emboutie, ils sont prêts à s’étrangler. Si une voiture ne démarre pas immédiatement au feu vert, la meute poursuivante klaxonne, hurle, insulte. Comme des chiens.

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Dépêchons-nous d’aller doucement

Au salon, les nombreux visiteurs se ruent sur leurs fétiches. Ils tâtent les sièges, pelotent le volant, caressent la carrosserie, ouvrent les portières, les capots, referment, provoquant d’incessants claquements. Mais au stand d’Altra, il n’y a qu’une décoration, des faux arbres et des faux chants d’oiseaux. L’équipe qui doit amener le camping car collectionne les imprévus: crevaison, panne d’essence, séjour prolongé aux douanes…

Et accident. Un flic gère mal la circulation à un croisement: aussitôt c’est le grand carambolage, les voitures s’entrechoquent dans une chorégraphie délirante. Les hommes perdent le contrôle de leurs machines, dépassés. Ils vérifient leurs articulations en sortant. Puis leurs mécaniques adorées. L’un d’eux, à genoux devant le moteur, voue un culte à son dieu.

Une voiture just married est défoncée. Des épaves pourrissent dans les champs, des piles de carcasses se décomposent dans les casses pendant qu’à la télé, l’homme marche sur la Lune.

Au fil des aléas, l’équipe d’Altra fait le plein de rencontres et de découvertes le long de la route. Elle séjourne chez un Hollandais accueillant, garagiste et bon vivant. Ici, on salue les bateaux navigant sur le canal voisin, on mange et on boit en riant à pleines dents. Pendant que la foule se bouscule dans les allées du salon, d’autres jouent de la guitare au bord de l’eau, pêchent, jouent.

Hulot et sa bande ne rejoindront Amsterdam qu’après la fermeture de l’internationale autoshow. Ils s’en contrefoutent. La pluie s’abat sur la capitale des Pays-Bas. Des piétons se fraient un chemin dans une marée d’automobiles embouteillées, emberlificotées, ridicules avec leur ballet d’essuie glace comique. Ils refusent la frénésie. Leur unique mot d’ordre: « Doucement. »

Pierre Thiesset
http://pedaleurop.over-blog.com/

Un commentaire sur “Trafic (Jacques Tati, cinéaste vélorutionnaire, partie 5/5)

  1. Bernard

    Vos 4 photos me rappellent la blague du langage secret des gestes :

    1) la personne se cure le nez avec l’index signifie « Les recherches… »

    2) la personne frotte son pouce contre son index  signifie « … pour trouver des crédits … »

    3) la personne retourne sa main vers le bas  pour la débarrasser de ce qu’elle contient signifie : « … ont été abandonnées »

    Je souhaite à tous une bonne année.

     

     

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