La guigne

M. Pierre Duffraies, voyageur de commerce, demeurant à Maisons-Alfort, fut atteint, il y a deux ans environ, d’une maladie noire qui dégénéra bientôt en monomanie du suicide.

Il y a dix-huit mois, M. Duffraies tenta d’abord de s’asphyxier avec un réchaud. Secouru à temps par des voisins, il en fut quitte pour un assez long traitement à l’hôpital.

Trois mois après, il essaya de se couper la gorge avec un rasoir. Il ne réussit qu’à se faire une horrible blessure. Six semaines après, il se logeait deux balles dans la tête.

Cette fois, on crut bien que l’entêté commis voyageur avait enfin réussi à se donner la mort.

Il n’en fut rien. Après avoir subi l’opération du trépan, et être resté plus de trois semaines dans un état à peu près désespéré, notre homme entra en convalescence.

En sortant de l’hôpital, Duffraies promit sincèrement de ne plus renouveler ses tentatives de suicide.

Il resta, en effet, près d’un an à peu près calme.

Mais, le mois dernier, son concierge le surprît au moment où il attachait une solide corde au plafond de son appartement afin de se pendre.

On résolut alors d’enfermer le monomane dans un asile d’aliénés, mais lorsqu’on vint pour s’emparer de lui, il avait disparu.

On le repêchait deux heures après près du pont au Double, d’où il venait de se jeter dans la Seine.

Transporté mourant à l’Hôtel-Dieu, il en sortait hier très bien portant et sa dernière tentative semblait cette fois l’avoir radicalement guéri de sa maladie noire.

Il s’était montré même très gai durant sa convalescence, jurant à tout le monde que, puisqu’il était condamné à vivre malgré lui, il avait l’intention d’en prendre gaiement son parti.

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Il sortait donc de l’hôpital et se dirigeait vers le ponton des bateaux-parisiens afin de regagner son domicile, lorsqu’il fut renversé par un automobile qui passait à une allure vertigineuse.

Le malheureux employé, relevé, la colonne vertébrale fracturée, fut immédiatement retransporté à l’Hôtel-Dieu où il expira deux heures après.

L’Aurore, 6 août 1900.