Marcher

Inspiré par Ralph Waldo Emerson et son Nature, Henry David Thoreau (1817-1862) quitte à vingt-huit ans sa ville natale pour aller vivre seul dans une forêt, près du lac Walden. Installé dans une cabane de 1845 à 1847, il ne marche pas moins de quatre heures par jour. Pour l’auteur de La Désobéissance civile et Walden ou la Vie dans les bois, farouchement épris de liberté, c’est bien dans la vie sauvage – sans contrainte – que réside la philosophie. Par cet éloge de la marche, exercice salutaire et libérateur, Thoreau fait l’apologie de la valeur suprême de l’individu. Conférence donnée en 1851, De la Marche constitue un bréviaire indispensable de l’éveil à soi par la communion avec la nature.

Extrait

Je voudrais me faire l’avocat de la Nature, de la liberté absolue et de la vie sauvage qu’on y trouve, par contraste avec la liberté et la culture simplement policées. Je souhaite considérer l’homme comme un habitant ou une partie intégrante de la nature plutôt que comme un membre de la société. Je désire faire une déclaration extrême, fût-elle exagérée, car il y a suffisamment de champions de la civilisation: le pasteur, le conseil scolaire et chacun d’entre vous s’en chargent fort bien.

Au cours de ma vie, je n’ai rencontré qu’une ou deux personnes qui comprenaient l’art de la marche, c’est-à-dire l’art de se promener, qui avaient en quelque sorte le génie de la balade, de ce qu’on désigne du terme de sauntering (1), mot dont l’étymologie est fort jolie: au Moyen Âge, il y avait des gens sans travail qui erraient à travers la campagne en demandant la charité sous le prétexte qu’ils se rendaient à la Sainte Terre (2), si bien qu’à la vue de l’un d’eux, les enfants s’exclamaient: « Tiens voilà un Sainte-Terrer », un Saunterer, un pèlerin en route pour la Terre Sainte.

Ceux qui ne se rendent jamais à pied en Terre Sainte, comme ils le prétendent, ne sont en vérité que des oisifs et des vagabonds, mais ceux qui s’y rendent sont des saunterers, des marcheurs dans le bon sens du terme, celui où je l’entends. D’autres, cependant, pensent que le mot est dérivé de l’expression sans terre (3), sans pays ni foyer, ce qui signifie donc, dans le bon sens, qu’en n’ayant pas de maison à soi, on se sent chez soi partout. Et c’est bien là le secret de la promenade réussie. Celui qui reste tranquillement assis chez lui tout le temps est sans doute le plus grand des errants, mais le promeneur, le marcheur au bon sens du terme, n’est pas plus dans l’errance qu’une rivière avec ses méandres qui cherche constamment et assidûment le chemin le plus court menant à la mer. Quant à moi, je préfère la première explication qui est en vérité l’étymologie la plus probable.

Car chaque promenade est une sorte de croisade, prêchée par quelque Pierre l’Hermite caché en nous, pour nous exhorter à partir à la reconquête de la Terre Sainte tombée aux mains des Infidèles.

Il est vrai que nous ne sommes que des croisés timorés de nos jours, même les marcheurs qui ne se lancent dans aucune entreprise de longue haleine exigeant de la persévérance. Nos expéditions se réduisent à des excursions qui nous ramènent le soir au coin du feu d’où nous étions partis le matin. La moitié de la promenade consiste à revenir sur nos pas. Il faudrait peut-être se lancer dans la plus courte des balades, emplis de l’esprit d’une immortelle aventure, sans espoir de retour, préparés à ne renvoyer dans nos royaumes désolés que nos cœurs embaumés en guise de reliques. Si vous êtes prêt à abandonner père et mère, frères et sœurs, femme, enfants et amis, prêts à ne jamais les revoir; si vous avez payé vos dettes, fait votre testament et réglé toutes vos affaires, vous êtes un homme libre; alors vous êtes prêt pour la marche.

Pour parler de ma propre expérience, mon compagnon et moi – car j’ai parfois un compagnon de marche –, nous nous amusons à imaginer que nous sommes des chevaliers d’un nouvel ordre ou plutôt d’un ordre ancien, non pas composé de Chevaliers, Equestrians, Ritters ou Riders, mais de Marcheurs, classe encore plus ancienne et honorable, à mon avis. L’esprit chevaleresque et héroïque qui était jadis l’apanage des cavaliers semble maintenant résider, ou peut-être avoir élu domicile, chez le marcheur: Le Chevalier errant a fait place au Marcheur errant. Il est une sorte de quatrième état, à côté de l’Église, de l’État et du Peuple.

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Nous avons eu l’impression d’être les seuls par ici à pratiquer cet art noble, encore que, pour dire la vérité, si tant est qu’on puisse accorder foi à ce qu’ils disent, mes concitoyens aimeraient volontiers faire des promenades comme moi, mais ils ne le peuvent pas. Aucune richesse ne peut acheter le loisir, la liberté et l’indépendance nécessaires qui constituent le capital de cette profession. C’est une grâce de Dieu. Il faut un décret venu directement du ciel pour devenir marcheur. On doit être né dans la famille des Marcheurs. Ambulator nascitur, non fit (4). Certains de mes concitoyens, certes, se rappellent et m’ont décrit des promenades qu’ils ont faites il y a dix ans, au cours desquelles ils avaient eu l’insigne bonheur de se perdre dans les bois pendant une demi-heure. Mais je sais fort bien que depuis, ils se bornent à marcher sur la grand-route, peu importe les prétentions qu’ils affichent d’appartenir à cette classe distinguée. Sans aucun doute, ils ont été exaltés, l’espace d’un instant, par le souvenir d’une existence antérieure où ils étaient eux-mêmes forestiers et hors-la-loi.

Quand il arriva dans la verte forêt
Par un joli matin,
Il entendit les notes légères
Du joyeux concert des oiseaux.
Il y a bien longtemps, dit Robin,
Que suis venu ici,
Il me plaît de faire halte pour tirer
Le daim à robe brune.

Je crois que pour préserver ma santé et ma bonne humeur, il me faut passer au moins quatre heures par jour – et souvent beaucoup plus – à me promener à travers bois, par monts et par vaux, absolument libre de toute contingence matérielle.

Vous pouvez penser ce que vous voulez, donner un sou, ou mille livres, de mes idées. Quand je me souviens parfois que les artisans et les commerçants restent dans leur boutique, non seulement toute la matinée, mais aussi tout l’après-midi, assis, la plupart d’entre eux, les jambes croisées – comme si les jambes étaient faites pour servir à s’asseoir, et non pour se tenir debout ou marcher –, je pense qu’ils ont bien du mérite de ne pas s’être suicidés depuis longtemps.

Moi qui suis incapable de rester dans ma chambre une seule journée sans me sentir rouillé, quand il m’est arrivé parfois de filer faire une promenade à la onzième heure de la journée ou à quatre heures de l’après-midi, trop tard pour profiter pleinement du jour, à une heure où les ombres de la nuit commençaient déjà de se mêler à la clarté, j’ai eu l’impression de commettre quelque péché qu’il me fallait expier; j’avoue que je suis stupéfait par la force d’endurance – sans parler de l’insensibilité morale – de mes voisins qui sont enfermés toute la journée dans leurs boutiques et leurs bureaux pendant des semaines, des mois, que dis-je, des années, en fin de compte. Je ne sais pas de quoi ils sont faits, assis là à trois heures de l’après-midi comme s’il était trois heures du matin. Bonaparte peut bien parler du courage de trois heures du matin, mais il n’est rien auprès du courage qui permet à cette heure de l’après-midi de garder sa bonne humeur, avec soi-même comme seul vis-à-vis depuis le matin, afin d’affamer une garnison avec laquelle on entretient des liens de sympathie.

Je me demande comment il se fait qu’aux environs de ces heures-là, disons entre quatre et cinq heures de l’après-midi, quand il est trop tard pour avoir les journaux du matin et trop tôt pour ceux du soir, comment il se fait qu’on n’entende pas une explosion générale d’un bout à l’autre de la rue, dispersant aux quatre vents une armée de notions et de lubies désuètes et domestiques afin de leur faire prendre l’air et de guérir ainsi le mal. […]

De la marche
Henry David Thoreau
Mille Et Une Nuits La Petite Collection N° 418 14 mai 2003

Notes
1. Sautering, saunterer: étymologie erronée que Thoreau avait indirectement trouvée chez Samuel Johnson. Elle vient à point pour donner
une dimension sacrée à la marche et surdéterminer la flânerie qu’il
affectionne.
2. En français dans le texte.
3. En français dans le texte.
4. On naît marcheur, on ne le devient pas.

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