L’attachement automobile mis à l’épreuve… du virus

Il y a dix ans, j’étudiais les dispositifs de détachement et de recomposition des mobilités[i]. A l’époque, je pensais naïvement que la diminution de la ressource pétrolière conduirait à l’augmentation durable du prix des carburants et que cela modifierait en profondeur les comportements de mobilité. En effet, les coûts plus élevés favoriseraient des usages partagés, une rationalisation des déplacements, un rapprochement des lieux de vie… Ce mouvement de fond serait accompagné par des dispositions collectives: péage urbain, planification urbaine, densification, aménagement cyclable, développement des transports collectifs, covoiturage, télétravail…

Tout cela était déjà en cours et je n’ai fait que décrire. En vérité, cette dynamique s’est produite, mais pas assez vite à mon goût, ni à l’échelle et au rythme exigé par le réchauffement climatique. Par ailleurs, les gains avérés ont été (partiellement ou totalement) annulés par des phénomènes contraires: la crise des subprimes a certes diminué le trafic, mais en augmentant le chômage et en diminuant le prix à la pompe, donnant la priorité à l’emploi et la consommation. L’étalement urbain s’est poursuivi. Le numérique a outillé le covoiturage mais aussi l’autosolisme (Waze, Uber). Le e-commerce a remplacé des déplacements pour emplettes par des livraisons compulsives en camionnette. Les mobilités actives se sont développées, mais elles ont aussi été concurrencées par des micromobilités électriques.

Au global, le problème n’a pas changé d’ordre de grandeur, il s’est seulement complexifié. Face à cette prolifération de dispositifs se concurrençant les uns les autres, j’avais fini par me convaincre que la solution passerait par une collectivisation complète du système de mobilité dans lequel tous les déplacements motorisés seraient déclarés, optimisés et largement partagés: un Maas public, propriétaire et exploitant de tous les véhicules motorisés!

Le confinement met à l’épreuve comme jamais notre attachement à l’automobile. En quelques jours, il a réduit de 80% les déplacements observés[ii], il a fait décollé le télétravail et l’enseignement à distance, il a réduit les déplacements au minimum vital, soumis à autorisation au cas par cas. Il y a dix ans, des expérimentations étaient menées ici et là pour tester un décrochage volontaire de la voiture. Quelques dizaines de personnes s’engageaient à ne plus utiliser leur véhicule pendant un mois, pour explorer les alternatives. Nous sommes désormais des milliards à participer à ce challenge de dé-mobilité inédit. Qui aurait bien pu penser cela?

Le grand ralentissement réinterroge tout azimut et pas à sens unique. En effet, le virus ne met pas à l’épreuve le seul attachement à l’automobile (en choisissant ce titre, je tire narcissiquement la couverture à moi) car c’est l’ensemble des pratiques de mobilité qui sont éprouvées avec ce test nouveau. Bruno Latour[iii] nous invite d’ailleurs à dresser la liste complète de nos attachements, pas seulement dans le domaine évoqué ici.

En intégrant le virus à la liste des paramètres à prendre en compte, nos attachements aux modes de transport sont à revoir. J’expose ici brièvement trois systèmes de valeur. Le premier est largement en vigueur, le second tente de prendre le dessus (avec beaucoup de difficultés) et le troisième vient retourner la table avec fracas.

– Dans le « système automobile »[iv], qui est la traduction concrète de la « mobilisation infinie »[v], le paramètre premier est le coût généralisé, c’est-à-dire le montant dépensé par l’utilisateur pour se déplacer en y intégrant la valeur du temps et le confort. A ce petit jeu-là, les modes de transport les plus rapides et disponibles gagnent à tous les coups, surtout avec un prix faible des hydrocarbures. Pourquoi me localiser à 15 minutes de marche de mes lieux d’activités, si je peux me localiser à 15 minutes en voiture? Peu importe la distance, pour qui possède la vitesse. Dans un tel système, l’éloignement est une bonne affaire, le bon sens invite à s’équiper en véhicule motorisé et à rentabiliser l’investissement en l’utilisant le plus possible.

– Le « système écomobile » émerge en réaction et exige que le calcul intègre les externalités qu’il engendre (pollution de l’air et bruit avec leurs impacts sur la santé, accidents, consommation d’espace et d’énergie fossile, artificialisation des sols…). Par conséquent, les modes les plus lents et les plus sobres énergétiquement remontent dans la hiérarchie. La comptabilité carbone est un bon moyen de réévaluer la pertinence d’un mode selon le trajet envisagé (d’où l’utilité d’une information CO2 et d’une fiscalité carbone). Toutefois, les modes motorisés restent très pertinents dès lors qu’ils sont bien remplis. Une voiture avec 4 personnes à bord rivalise aisément avec un bus qui fera nécessairement des trajets à vide (en heure creuse, à contresens ou haut-le-pied).

Lire aussi :  L'urbaniste Elena Cogato Lanza imagine une Suisse sans voiture

– Le « système hygiénique » que nous découvrons réévalue les solutions de mobilité selon leur capacité à éviter la propagation d’un virus. En intégrant le virus, les choses se compliquent, car la distanciation sociale est extrêmement pénalisante pour les transports collectifs et l’ensemble des usages partagés. Un vélo ou une trottinette en libre-service doivent aussi être désinfectés avant usage. La peur de la contagion réduit les sorties et les déplacements à leur minimum, mais il favorise les modes individuels, peu importe leur impact environnemental.

Par conséquent, le risque d’un déconfinement autosoliste est immense[vi]. Dans ma thèse, j’avais comparé la voiture à une bulle d’intimité, empruntant la notion à Peter Sloterdijk[vii]. Cela fait longtemps que je considère que le frein principal au covoiturage est l’Autre. La coordination possède des coûts importants, mais ils peuvent en grande partie être réduits par les plateformes de mise en relation. En revanche, la coexistence avec l’Autre est inhérente au transport partagé. Préférer être seul dans sa voiture, c’est une pratique d’évitement social qui est par définition impossible dans les transports en commun, mais également en covoiturant. Je n’avais pas imaginé à quel point la dimension immunitaire de la bulle pouvait en fait être prégnante et littérale[viii]. L’épisode SRAS ne m’y avait fait penser que très brièvement. Ce sujet était resté anecdotique en Europe, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

L’épisode actuel peut justifier l’emploi du terme traumatisme, car il laissera des traces et produira des nouvelles habitudes. Des usages tels que le télétravail ou le commerce en ligne en ressortiront gagnants et cela peut être bénéfique d’un point de vue environnemental comme épidémiologique. En revanche, les véhicules en partage, les transports collectifs et le covoiturage seront pénalisés. Déjà que la cohabitation supposait une certaine tolérance à l’altérité et une ouverture d’esprit, il sera désormais difficile de ne pas imaginer que les autres passagers sont potentiellement contagieux et que d’autres mains ont tenu la poignée.

Bien entendu, des dispositifs compensatoires seront mis en place: distributeurs de masques et de gels hydro-alcooliques, désinfection des habitacles aux ultraviolets… Mais cela suffira-t-il à redonner confiance pour partager des trajets? Espérons que l’économie du partage ne ressorte pas durablement pénalisée de cet épisode, car elle est un pilier de la transition écologique.

Photo: Laurent Fouillé 2019, photo prise dans le métro de Barcelone station Urquinaona.

Notes

[i] https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00560416/document

[ii] https://kisio.com/uploads/2020/04/20200410-Confinement-et-Mobilit%C3%A9s-VF.pdf

[iii] https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/

[iv] Ce système a été brillamment et largement décrit, par exemple dans Gabriel Dupuy, La dépendance automobile, symptômes, analyses, diagnostic, traitements, Anthropos-Economica, 1999, mais aussi sous un angle plus politique dans Cotten Seiler, Republic of drivers. A cultural history of automobility in America, The University of Chicago Press, 2008

[v] Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, Vers une critique de la cinétique politique, Points, 2011. La mobilisation, « mouvement vers le mouvement », y est présentée comme moteur de la modernisation. Automobile désigne alors autant le véhicule que le projet de société tourné vers l’intensification et l’accélération des déplacements et le sujet « qui se meut lui-même ».

[vi] https://www.ipsos.com/sites/default/files/ct/news/documents/2020-03/impact-of-coronavirus-to-new-car-purchase-in-china-ipsos.pdf

[vii] Peter Sloterdijk, Bulles : Sphères I, Fayard, 2011

[viii] Et pourtant, Sloterdijk place la question immunologique au centre de son propos. A l’époque, je n’avais pas encore lu les tomes 2 et 3.

4 commentaires sur “L’attachement automobile mis à l’épreuve… du virus

  1. Lydie

    Une difficile équation entre la soi-disante protection pour la santé et la protection de l’environnement. La France n’est-elle pas en difficulté par rapport à son organisation, et à l’absence d’hôpitaux disposant de moyens suffisant. Plusieurs pays font la démonstration d’une activité parfaitement compatible avec des transports en commun, le fonctionnement des marchés, la continuité des services etc.

    Ne faudrait-il pas être un peu plus rationnel dans l’information et garder à l’esprit le pragmatisme qui permettrait de vivre plus facilement? Le lien transmis par PEDIBUS est éclairant et parfaitement en cohérence. Un rapide sondage sur les questions proposées auprès de vous et vous constaterez « un
    paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions. » 
    Seule une bonne information avec un langage de vérité, une pédagogie à la portée du plus grand nombre, des démarches cohérentes permettront de dégager une ligne acceptée par une majorité de citoyen. Le bombardement d’informations, ou d’études complètement discordantes, ainsi que l’incompétence notoire ou méconnaissance amènent à cette cacophonie. Une meilleure gestion de nos peurs seraient aussi bénéfique. Changer notre mode de vie doit rester une priorité mais aussi pouvoir assurer à chacun de pouvoir vivre dignement et en bonne santé.

    Désolé pour l’absence de solutions toutes faites. Les justes équilibres sont à trouver. Dans le contexte actuel il me semble que nous n’en prenions pas le chemin par l’absence de vérité et de données consolidées portées à la connaissance de tous.

  2. Ikook

    « Des usages tels que le télétravail ou le commerce en ligne en ressortiront gagnants et cela peut être bénéfique d’un point de vue environnemental comme épidémiologique. »

    Tout bénéf pour les fabricants d’ordinateurs, les Apples, Acer, Samsung, AMD et autres marchands de bibelots informatiques qui ne manqueront pas de nous demander régulièrement de changer nos matériels jugés « obsolètes ».

    Génial, vive la vente en ligne, bonjour Amazon, adieu petit commerce indépendant.

    Tout cela est super bon d’un point de vue environnemental?

    Bon, de toutes les façons, c’est vers çà que l’on va: la vente en ligne est en plein boom et les drive tournent à fond. Pendant que le commerce de centre-ville doit fermé, le grand magasin de périphérie est ouvert ou se ré-oriente vers le drive.

    Vive les villes désertes. Longue vie à nos smartphones?

  3. pedibus

    Bonsoir Laurent !
     
    Merci pour cet article sur Carfree. Je ne souhaitais pas réagir tout de suite pour ne pas accaparer l’espace public dangereusement, en empêchant la spontanéité de mes camarades commentateurs. Peut-être vont-ils se rattraper d’ici quelques jours. Et puis cette maudite épidémie a sans doute bouleversé les habitudes. En tout cas je souhaite que tu réédites le score des trente-sept commentaires, lors de la présentation de ta thèse en 2011, sur mon site Nocar anti-connards préféré, en fait signés à cette époque par un peu moins d’une vingtaine de personnes, du fait d’interventions multiples, particulièrement un troll automobiliste. Mais quelle richesse apportée ! Déjà une ethnométhodologie sans l’avoir voulu… ou presque.
    Pour ma part j’aurais souhaité te poser quelques questions en préambule.
    Est-il plus facile de défendre ses valeurs dans un contexte opérationnel – une agence d’urbanisme – qu’en tant qu’universitaire ? Mais n’y perd-on pas en termes d’indépendance, par exemple pour s’exprimer librement sur les sujets qui concernent sa profession et qui pourraient correspondre à la situation de l’agglo où l’on travaille ? As-tu conservé des liens avec des collègues chercheurs ? A-t-il été question de publier ou copublier des articles sur les sujets qui te tiennent à cœur, comme la transition des habitudes, avec ce que la boîte à outils des sciences humaines et sociales peut autoriser en matière de bricolage, la psychologie sociale et la psychosociologie par exemple, et qui pourrait déboucher immédiatement, opérationnellement à l’échelle des politiques publiques locales ?
    Dans ton document de thèse tu abordes certains sujets avec certaines positions. Le thème de l’urbanisme est traité à plusieurs reprises, particulièrement la mixité socio-fonctionnelle des quartiers (pp. 216-217) et le couplage de l’urbanisme et du transport (pp. 245-246, en conclusion, mais en parlant du XXe s plutôt que du siècle d’avant pour la période d’industrialisation et du ferroviaire), en invoquant les transports publics comme possiblement structurant. Presqu’une décennie plus tard penses-tu que des instruments nouveaux sont à la disposition des élus pour remodeler la ville pour commencer à transiter hors du système automobile ? Par exemple quel pourrait-être le chenal d’acceptabilité sociale du côté de la réforme du droit de propriété pour libérer plus facilement du foncier pour fabriquer de la ville compacte, sans générer un mouvement giléjauniste… ?
     
    As-tu entendu parler du dernier ouvrage de Jean-Marc Offner, le vieux directeur de l’agence d’urbanisme bordelaise, qui a publié un brûlot[1] anti-développement durable en février dernier ? Peut-être en a-t-on fait des commentaires dans ton agence d’urbanisme ?
     
    Dans une évaluation environnementale du PDU nantais, sur la période 2000-2010, dont tu es cosignataire[2], pour quelles raisons les scénarios alternatifs n’ont a aucun moment intégré une ligne tram à la place du busway pour la ligne du quadrant SE de l’agglo ?
     
    Quoi de neuf depuis 2011 au sujet des ressorts psychologiques de l’automobiliste et de l’habitude ? Refaire la thèse aujourd’hui, autrement dit, amènerait à rajouter quoi sur le sujet ? Au sujet des générations Y-Z et de leur distance relativement à l’objet automobile quelle est d’après toi la contribution du symbolique et du pragmatique, de l’idéologique et de l’économique… ?
     
    Si tu juges certaines questions incongrues pour une réponse dans l’espace public peut-être pourra-t-on demander à Marcel s’il accepte d’échanger nos adresses mél ?
     
    A bientôt j’espère.

    [1] « Anachronismes urbains », Presses de Sciences Po, 2020, https://www.cairn.info/anachronismes-urbains–9782724625257.htm

    [2] https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01192764/document

Les commentaires sont clos.