Homme libre, toujours tu chériras le vélo

Voici un éloge inconditionnel de la bicyclette paru dans la revue Le Sauvage, n° 3, juin-juillet 1973, et écrit par un amateur inattendu, Serge Moscovici, professeur de psychologie sociale à l’université de Paris VII et directeur à l’école des Hautes Études et, accessoirement, père de l’ancien ministre socialiste Pierre Moscovici. 

1. LE PIED

Rien ne vaut le pied. Je désespérais de voir mes contemporains et surtout les générations nouvelles, bien sûr, reconnaître cette vérité. On sait le mépris dans lequel on le tenait et continue à le tenir. Le langage, pas si innocent que ça, est là pour en témoigner : « Quel pied ! Tu es un pied ! Tu te conduis comme un pied ! »

Chaque fois que possible, on évitait d’en parler. On voit même des synonymes savants : la jouissance, le désir, le plaisir, proliférer, étaler leur prétention, là où le pied, le bon vieux pied aurait suffi. Les choses, cependant, chacun s’en rend compte, sont en train de changer. En ville, à la campagne, à table, au lit, debout ou couché, prendre son pied est devenu capital. J’ai même remarqué que des inflexions tendres dans la voix, des battements ravis de cils accompagnaient l’exclamation : « Quel pied ! » Le renversement, au sens propre, est indéniable. Tout à l’enthousiasme de leur découverte, les néophytes ignorent cependant un fait simple ; le pied a un ami : le vélo, et un ennemi, la voiture.

2. LA VOITURE

Je n’ai pas de voiture et je ne sais même pas conduire. Tout le monde me regarde comme une bête curieuse, une anomalie de la nature. Mes amis font pression sur moi pour m’amener à renoncer à cette excentricité. Les constructeurs d’automobiles, de leur côté, distillent des discours socio-métaphysiques. À la radio, j’ai entendu l’un d’entre eux me dire : « Le progrès dans un pays se mesure au nombre de voitures. Renoncez à la voiture, c’est faire un pied-de-nez au progrès. » Ou bien encore : « Depuis toujours, l’homme éprouve un besoin quasi biologique de déplacement libre, individuel, rapide ; seule la voiture individuelle satisfait ce besoin. »

De tels discours sont bien dans la logique de la société contre nature. Il y a d’abord une échelle : quelqu’un est le premier, il représente le progrès. Vous devez être sur la même échelle, tout près de lui, sinon vous êtes en retard, sous-développé, etc. Ensuite, à chaque besoin, son objet reconnu, étiqueté : si vous n’avez pas cet objet, votre besoin est insatisfait. Quel logique à cloche-pied ! Les choses n’y sont jamais pensées dans leur rapport avec l’expérience concrète, avec les effets, mais uniquement pensées eu égard à une norme abstraite, à ce que les autres font, en rapport avec elles-mêmes, chacun enfermé dans son fragment d’univers, en dehors de la totalité. Parce que les autres ont une voiture, vous devez en avoir une ; parce que les autres nations ont une grande industrie, notre nation doit en avoir une. Savoir si c’est bon ou mauvais, s’il y a d’autres moyens de répondre à vos envies, à vos conditions d’existence, personne ne s’en soucie. Surtout n’inventez rien. De toute manière, face au pot de fer, votre pot est de terre. La logique de la société contre nature est une logique terroriste, et la voiture est devenue son véhicule vers votre psychisme. Aujourd’hui, ce n’est plus la voiture qui est en question, mais cette logique…

J’ai bien observé la voiture, de cette place qui est toujours la mienne : la place du mort. Individualité, liberté, rapidité, dit-on. C’est à voir. Chacun est enfermé dans la sienne comme dans une coquille : lieu de solitude, lieu de désocialisation. Personne ne communique avec personne. Chacun évite les autres, rentre en soi, prisonnier de sa ceinture de sécurité, du volant, des banquettes, des portes, des fenêtres. Instrument de liberté, la voiture ? Soyons sérieux. Comme si nous manquions de papiers, de codes, de lois, d’interdits, l’usage de l’automobile en a ajouté et rajouté. Permis de conduire, vignette, code de la route, sens obligatoire, interdits de dépasser, de tourner, de stationner, n’ont fait que s’accumuler au cours des années. Et les contrôles – contrôle des papiers, barrage de police, contrôle des voitures, alcootest, espionnage du radar – aussi ! Vous n’ouvrez pas votre journal, votre poste de télévision, vous n’entrez pas dans une église, sans qu’on vous le rappelle : au volant, vous êtes un mort ou un criminel en puissance. Respectez la loi ! Les bonnes vieilles culpabilités se tiennent ainsi en éveil. La belle liberté que nous avons conquise : une liberté surveillée !

Je concède un point : la voiture est plus rapide que le cheval. En revanche, à cheval, on piétine moins. Contemplez les bouchons sur les routes, les queues à l’entrée ou à la sortie d’une ville, l’automobiliste qui tourne en rond pour trouver une place, et vous reprendrez contact avec une notion de physique que la publicité a observée, à savoir que la vitesse n’est pas un nombre de kilomètres, mais un rapport espace-temps. Alors, le calcul l’indique, dans la vie quotidienne, il vaut mieux marcher (à pied) que rouler. Nous en sommes là. Au charme discret de l’évasion s’est substitué le cauchemar des interdits, de l’argent, de la pollution.

3. LE VÉLO

Un seul moyen pour vous en sortir : le vélo. Un vélo, dix vélos, cent vélos dans une rue, sur une route, et chacun est, selon son goût, seul ou avec les autres. De l’air, à l’air, en l’air, comme il vous plaira. Pas dangereux, le vélo ne vous fait plus respirer les vapeurs d’essence, mais les vapeurs du matin ou du soir ; il ne vous enferme plus sur votre banquette mais vous entraîne dans le mouvement ; il ne vous immobilise plus le corps mais il mobilise les jambes, les bras, les cinq (ou six) sens, tandis que votre tête gamberge. Si vous tombez, vous vous relevez, vous vous réveillez, entouré d’êtres vivants.

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Le vélo se moque des règlements, il ignore les interdits, il circule en tout terrain et stationne partout – sur votre balcon par exemple. Dans toute la société de consommation, c’est lui qui consomme le moins ; un peu d’air, de temps en temps, et du muscle. Grâce à lui, inutile de faire de la bicyclette en chambre ou de corriger le manque d’expérience par des sports snobs et fastidieux : il combine harmonieusement le déplacement et l’exercice. Point d’anxiété ni de culpabilité : juste le plaisir du transport.

Je parle du vélo simple, du vélo auquel vous pouvez ajouter une fleur, un colifichet, délivré du gadget, du standing. Enfourchez-le, si vous voulez bien.

Vous sentirez vos jambes bien posées, vos bras alertes, vos reins tendus, votre bassin soutenu, vos cuisses occupées, le corps entier, oui, ce fameux corps dont la rumeur dit qu’il faut prendre soin, libéré, que dis-je, rehaussé par le vélo. Le corps des femmes le fut, vous ne le croirez pas, par le vélo, au XIXe siècle. La guerre du Vietnam, c’est à vélo qu’on la fit. La palme de l’efficience lui revient. Aucun pont, aucune voiture, aucun avion ne porte dix fois son poids ; le vélo oui. Vous comparez l’effort de vos jambes aux résultats, et vous obtenez ceci : un homme sur son vélo devient le numéro un parmi les machines et les créatures. Vous regardez la carte du monde : le vélo domine en Asie, Afrique, Chine, U.R.S.S. Il n’est supplanté par ce vélo dégénéré, à quatre pattes, qu’est la voiture, qu’en Amérique du Nord et en Europe. Des faits vélocipédiques, on en jouit, on ne s’en soucie guère. Chacun les veut à son échelle, à son harmonie ; ni vitesse, ni dimensions ne pourront dépasser le corps humain, l’action de ses muscles…

Vous pédalez, moteur immobile, et, soudain, vous êtes parti, entraîné sur deux roues qui tournent comme planètes autour de leur soleil, comme manèges sur un champ de foire, et autour de vous tournent d’autres planètes, d’autres manèges, les arbres défilent, les maisons se succèdent, un petit coup de couleur et de pédale à gauche, un petit coup de couleur et de pédale à droite, et vous ne savez plus si vous êtes le manège ou si le manège est en vous, si c’est vous le soleil ou la terre. Vous êtes doucement ivre : le voyage commence, le vrai voyage, le vélocipédique.

4. LE VÉLOMANE ET LE VÉLONOME

Le vélo est une solution radicale. L’adopter, c’est adopter une certaine attitude vis-à-vis de la société et de l’existence. Populaire, il l’est depuis toujours. Oublié depuis un certain temps, il s’est fait excentrique, voire aristocratique. Revenir vers lui, ce n’est pas revenir en arrière. L’histoire est une spirale. On passe en repassant et on repasse en passant, d’où son vertige. Imaginez cinq cent, mille vélos dans Paris : toutes les habitudes, tous les contacts sociaux quotidiens, tout le rythme de la vie, toute la carte de la ville, tout l’air que nous respirons en seraient transformés. Nous en avons envie. Mais nous n’osons pas. La moto, les scooters, les vélomoteurs ont été, sont des formes déguisées de cette envie qui n’arrive pas à s’exprimer, de cette protestation qui utilise le langage mécanique à la place du langage bicyclopédique. Timidité du pot de terre. Pourquoi donc ? Le pot de terre, à la longue, vainc toujours le pot de fer.

Il ne suffit pas de gémir « Ras le bol ! », sans reconnaître le remède : devenir vélomane. Les amis du pied sont, je l’ai déjà dit, les amis du vélo. Pourquoi ne pas se grouper à cette fin, dans des cercles d’entraînement, d’études, pour échanger les vues et approfondir les conséquences – politiques, intellectuelles, sociales, artistiques, économiques, psychophysiologiques – de la renaissance du vélo ?  On pourrait même concevoir le projet d’une science ayant pour objet de perfectionner l’instrument : la vélonomie. Elle résoudrait en partie les problèmes posés par la (prochaine) disparition des voitures en fournissant des emplois aux techniciens, étudiants, chercheurs, professeurs vélonomes. La France, nous dit-on, doit devenir la troisième puissance industrielle mondiale par le nombre de machines, voitures, etc.  (et aussi par le nombre de crimes, par le degré de violence, de pollution des villes, etc., si l’on veut que la comparaison avec la première puissance soit complète). Elle pourrait être immédiatement la première puissance vélocipédique, laissant aux autres pays le soin de rattraper leur retard, leur sous-développement, sur l’échelle des vélocipèdes, bien sûr. Surtout ne croyez pas que mon esprit, ici, dégringole en roue libre. Faites un effort de réflexion supplémentaire : le problème n’est-il pas de renverser les échelles, de réinventer l’ordre des priorités ?

Serge Moscovici
Le Sauvage, n° 3, juin-juillet 1973
http://www.lesauvage.org

2 commentaires sur “Homme libre, toujours tu chériras le vélo

  1. mat b

    Le deuxième mari de ma grand mère, juif qu’il était m’a élevé.

    il adorait me raconter cette blague, qu’il disait donc … juive

    Alors ça se passe dans les steppes de Russie (c’était un juif russe) au début du siècle (le XX vu qu’il est mort en 1999) Un père et son fils marchent. Ils marchent encore et on ne sait pas depuis combien de temps ils marchent, mais ils semblent éreintés.

    Tout d’un coup, le fils se baisse et ramasse un fer à cheval

    Il le montre à son père et lui dit

    Regarde papa, un fer cheval, t’imagines, on en trouve trois autres, on pose un cheval dessus, une charrette derrière et hop, je t’emmène.

    Alors le père le regarde et lui répond.

    Qu’est ce tu me racontes, je suis ton père, c’est moi qui conduit.

    – Oui mais papa, je suis ton fils, je suis content de t’emmener, je t’emmène où tu veux.

    – Écoute mon fils, regarde moi, tu me vois? Je suis ton père, tu me dois le respect. Je conduis

    – Mais non papa, c’est moi qui ai trouvé le fer à cheval, les trois autres, le cheval, la charrette et tout et tout, c’est moi qui conduis

    A ce moment, le père s’arrête et regarde son fils fixement. L’air sévère, il lui dit

    –  Maintenant, ça suffit, tu descends de la voiture…

     

    En espérant que cette blague prenne son sens ici même

     

  2. Vince

    Salut, merci pour ce texte très intéressant de Serge Moscovici qui aurait pu être écrit maintenant, à deux-trois détails près : la Chine et la Russie ne sont hélas plus à vélo.

    Désolé si on est inculte mais je ne connaissais pas non plus le site Le Sauvage.

    Mat j’adore ta blague. 😉

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