La déraison de la croissance (des transports)

Les transports, tout particulièrement internationaux, sont une illustration de l’aberration de notre logique actuelle de fonctionnement. Il s’agit d’une des activités les plus polluantes et les plus consommatrices d’énergie. Et un terrain exemplaire de ce que pourrait être une autre politique. Avec une hausse du produit national brut (PNB) par tête de 3,5 % par an (progression moyenne pour la France entre 1949 et 1959), on aboutit à une multiplication de trente-et-un en un siècle et de neuf cent soixante et un en deux siècles! Croit-on vraiment qu’une croissance infinie est possible sur une planète finie?

par Serge Latouche

Le problème est particulièrement crucial pour l’énergie, base du transport bon marché. Un Américain moyen consomme chaque année neuf tonnes d’équivalent-pétrole tandis qu’un Français en brûle quatre tonnes, c’est-à-dire respectivement quatre cent trente et deux cents fois plus qu’un Malien qui n’en utilise que vingt-et-un kilos. « Si l’on estime que chaque habitant de la planète a le même « droit au CO2, » en déduit Jean Aubin, ancien ouvrier agricole et professeur agrégé de mathématiques, il faut que nous, Français, nous divisions nos émissions par quatre ou cinq, et les Américains par dix. »

Cette réduction est tout à fait possible sans revenir nécessairement à l’âge des cavernes et à la bougie, comme le prétendent nos adversaires. Notre capacité de diviser par quatre cette consommation, tout en préservant notre qualité de vie a été démontrée dans le domaine des transports, en particulier par plusieurs études scientifiques. Cette diminution que les experts attendent avant tout d’une utilisation plus efficace du carburant ne sera effective et durable que si elle s’accompagne d’une réduction des déplacements.

L’économie illustre tragiquement l’absurdité de l’évangile du productivisme qui pourrait se résumer à « Pourrissez-vous la vie les uns les autres le plus possible et le plus vite possible jusqu’à extinction de l’espèce ». Le cas des vallées alpestres dont les habitants subissent les flux de camions transportant, d’Italie en France, des bouteilles d’eau San Pellegrino tandis que des flux non moins importants transportent, de France vers l’Italie, des bouteilles de Badoit ou d’Évian, est caricatural. Lors de l’accident du tunnel sous le Mont-Blanc, l’un des poids lourds ramenait vers l’Europe du Nord des pommes de terre qui venaient d’être transformées en chips en Italie, tandis qu’on transportait du papier hygiénique dans les deux sens!

Transport_marchandises

De telles absurdités sont légion. Les Américains, riches en forêts, importent des allumettes du Japon, qui se procure du bois en pillant les forêts indonésiennes, tandis que les Japonais importent leurs baguettes des États-Unis. Cela prêterait à sourire si ce n’était nos poumons, notre santé, l’existence des générations futures et la survie de la planète qui en payaient la facture. Non seulement ces transports épuisent une précieuse ressource non renouvelable, mais ils émettent des gaz toxiques et à effet de serre, ainsi que des métaux lourds cancérigènes comme le plomb et le cadmium.

Un coût multiplié par dix ?

Pour une part importante, ces camions trimbalent soit la même chose et c’est fondamentalement absurde, soit des produits différents pouvant être fabriqués localement à des coûts directs légèrement supérieurs, et ils sont nuisibles pour les régions délaissées victimes de délocalisations sauvages. Qu’importe de gagner quelques centimes sur un objet quand il faut contribuer de plusieurs milliers d’euros, par des charges diverses, à la survie d’une fraction de la population.

La mondialisation a poussé au paroxysme cette logique du jeu de massacre. Ainsi, un pot de yaourt à la fraise vendu à Stuttgart en 1992 avait parcouru 9 115 kilomètres (parcours du lait, des fraises cultivées en Pologne, des matériaux pour l’emballage, de la distance à la distribution, etc.)!

Une réduction des transports s’impose donc. Malheureusement, on prévoit un accroissement considérable des trafics transfrontaliers et tous les plans de relance tablent sur le développement des infrastructures de transport. Les travaux de creusement des quatre tunnels de base sous les Alpes sont parmi les chantiers européens les plus titanesques du XXI siècle. Un moyen assez simple d’inverser la tendance consisterait à faire payer le transport à son prix de revient « réel », en répercutant sur les transporteurs l’addition des frais directs et indirects engendrés par leur activité (infrastructures, pollution, etc.), selon la logique du pollueur-payeur.

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Cette conception, en principe conforme à la théorie économique orthodoxe, permettrait de réaliser à peu près complètement le programme d’une relocalisation des activités en vue de la construction d’une société soutenable.

Même si les taxes actuelles sur le carburant multiplient par quatre ou cinq le prix d’extraction et de raffinage, on est encore loin de payer le pétrole au prix correspondant à sa valeur irremplaçable pour demain et aux coûts induits par le gaspillage, en termes de pollutions et de nuisances. Avec un coût de transport multiplié par dix, ce qui semble raisonnable, il y a fort à parier que Danone et autres producteurs redécouvriraient les vertus du lait, du carton et du parfum de proximité!

La remise en question du volume considérable des déplacements des hommes et de marchandises sur la planète implique une relocalisation des activités et de la vie, elle-même liée à un changement progressif de culture. Cela signifie produire localement, pour l’essentiel, les produits servant à la satisfaction des besoins de la population à partir d’entreprises locales financées par l’épargne collectée localement. Un tel principe repose sur le bon sens et non sur la rationalité économique. Si les idées doivent ignorer les frontières, les mouvements de marchandises et de capitaux doivent être réduits à l’indispensable.

Réinventer le local

Dans la mesure du possible, il serait même souhaitable d’en revenir à l’autoproduction. En fabriquant son petit yaourt soi-même, on supprime les emballages plastiques et les cartons, les agents conservateurs et le transport (donc économie de pétrole, de CO2 et de déchets). On fait aussi diminuer considérablement le produit intérieur brut (PIB), la TVA et les taxes sur les carburants, ce qui a toutes sortes d’effets récessifs en cascade sur les institutions comme sur la demande (moins de plastique, donc moins de pétrole et moins de taxes; effets positifs sur la santé, donc moins de médicaments et de médecins; moins de transports routiers, donc moins d’accidents et moins de médecine, etc.). La même analyse peut être faite avec l’abandon de l’eau en bouteilles venue d’ailleurs pour l’eau du robinet provenant d’une nappe phréatique de proximité assainie (et dans les Alpes, ce n’est pas ce qui manque).

On a là une spirale vertueuse de décroissance. Pour éviter la disparition des activités de proximité et favoriser la renaissance des échanges non mercantiles, c’est l’essentiel de la vie tout court qui doit être reterritorialisé. La croyance que mon lieu de résidence est le centre du monde est essentielle pour donner du sens à mon quotidien. Pour cela, il faut avant tout relocaliser le politique et (ré)inventer une démocratie de proximité. Cette utopie démocratique locale rejoint les idées de la plupart des penseurs d’une démocratie écologique comme l’anarchiste américain Murray Bookchin. « Il n’est pas totalement absurde, écrit-il, de penser qu’une société écologique puisse être constituée d’une municipalité de petites municipalités, chacune desquelles serait formée par une « commune de communes » plus petites (…) en parfaite harmonie avec leur écosystème. » En attendant, il faut décourager les transports nocifs à l’environnement, nuisibles au lien social, destructeurs de la diversité culturelle et contraires à la dignité des hommes. Heureusement, la fin du pétrole bon marché peut nous y inciter.

Serge Latouche
Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable
ROCADe Réseau objecteurs de croissance pour l’Après-développement

Article extrait du n° 32 de la Revue « L’Alpe » chez Glénat

3 commentaires sur “La déraison de la croissance (des transports)

  1. jol25

    Je vous suggère les excellents cours des mines de Jancovici sur l’énergie pour replacer le contexte (le 1er cours devrait être d’utilité publique) .

  2. Lydie

    La décroissance fait peur aux riches comme aux pauvres.  Ce sujet de décroissante est abordé entre nanti sans tenir compte des profondes inégalités de notre société. Le routier avec son salaire de misère continue de rouler car il n’a pas le choix pour survivre. Pratiquement toutes les entreprises de transport sont étrangères. Les transporteurs Français ont été éradiqués et aucune entreprise significative existe si ce n’est la SNCF à travers GEODIS. Les quelques transporteurs qui restent sur notre territoire « tire le diable par la queue ». La difficulté pour beaucoup d’entre nous c’est de disposer d’un temps suffisant et nécessaire qui permette de réaliser par soi-même son jardin, sa couture, sa cuisine, son bricolage. Le mal vient surtout de la société de consommation que l’on nous impose avec nos chers élus qui sont le bras armé du capitalisme. Comment expliquez vous le peu d’engouement pour l’usage du vélo et déplacements doux qui seraient aussi des générateurs de préservation des ressources? Il faut cesser de se cacher derrière son petit doigt

     

     

  3. jol25

    Le mot « décroissance » fait tellement peur que les économistes préfèrent parler de « croissance négative » quand le PIB recule…

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