Prolifération

Je les entends. Il fait encore noir en cette matinée hivernale. Ce bruit, quasi permanent, nous rappelle leur présence, omniprésente, inquiétante. De ma fenêtre, je les devine, par leurs lueurs perceptibles au loin. Assez loin, du moins, pour que je ne sente pas leur odeur.

Je dois sortir, prendre mon vélo, rejoindre la ville, travailler, faire des courses, quelques activités futiles. Comme tant d’autres. Nous savons, pourtant, que sortir à pied, ou même à vélo, nous expose à leur fureur.

Par troupeau, ils foncent droit devant, détruisant tout sur leur passage. Mieux vaut éviter de s’approcher de leurs lieux de migration journalière. Aveuglé par leur recherche de vivres, par un effet troupeau, ils écrasent, détruisent. Derrière eux, il ne reste rien. A part cette odeur pestilentielle qui vous picote durablement le nez. A ce qu’il parait, rien que par leurs gaz, ils seraient plus nocifs que le méthane bovin et le virus du pangolin.

Ces grands axes transitoires sont facilement reconnaissables, on peut essayer de les éviter. Mais la prolifération est devenue tellement importante sur certains territoires que ça devient difficile.

La végétation est totalement inexistante, un sol nu, dur, devenu stérile la remplace. De temps à autre, une ronce tente une traversée, une reprise désespérée d’un espace jadis verdoyant. Même elle, pionnière, piquante, déterminée, ne résiste pas à leur passage. Ce désert végétal a vu disparaître la vie animale. Parfois un individu perdu, reptile ou mammifère, tente une traversée, son corps mutilé et abandonné est le rare indice qui nous rappelle que la biodiversité, malgré la prolifération, n’a pas encore complètement disparue.

J’évite les zones infestées. Enfin, j’essaie. Mais attention ! Des spécimens isolés rôdent, excités, éloignés de leurs congénères sur lesquels ils aiment passer leurs nerfs. Des grondements forts se rapprochent, accompagnés parfois de hurlements monocordes, répétitifs qui me font sentir toute leur agressivité, teintée d’une souffrance certaine. Je me fais petit, espérant, de leur passage, n’en sentir que le vent. Que leur passe-t-il par la tête ? Depuis toujours, ils semblent inadaptés, malgré les modifications qu’ils ont fait subir à leur environnement, ils ne semblent jamais satisfaits. La seule présence d’une autre espèce semble les mettre en état de transe, incontrôlables, comme si tout ce qui rentrait dans leur champ de vision leur appartenait, où qu’ils soient, où qu’ils aillent. Ils vocifèrent, foncent, déchiquettent tout ce qu’ils croisent. Ralentir est leur hantise.

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Autant que je me rappelle, ils ont toujours été là. Parmi les anciens, on se rappelle une époque où ils étaient rares. Plus personne ne peut témoigner de l’époque d’avant la prolifération. Ils se sont développés sur les ruines humaines, profitant de chaque guerre mondiale pour occuper un peu plus d’espace. Les régimes autoritaires ont facilité leur développement, miroir de leur pouvoir, que rien ne peut arrêter. Les régimes passent et trépassent, mais derrière eux restent les armes, physiques ou idéologiques, continuant, plus discrètement, à causer de graves dégâts.

Nous, on a appris à vivre avec. Les autorités ont mis des signalisations, notre liberté de circuler a été limitée, entravée, au nom de notre sécurité. Ici et là, on nous a installé quelques voies sécurisées, sans grand effet. La prolifération continue, les voies sécurisées sont souvent occupées par ces monstres endormis, qu’on n’ose pas réveiller. L’éradiquer, ou même la réguler, il n’en est plus question depuis longtemps. Trop bien installée, cette solution n’est plus discutée. D’espèce invasive, destructrice, elle est devenue protégée, voire, encouragée par des dirigeants devenus fanatiques. Ce symbole de destruction est devenu un symbole de puissance, de pouvoir. Des cultes lui sont érigés, d’immenses photos du monstre sont affichées dans toutes les villes et les campagnes. A tel point que Staline en pâlirait de jalousie. Bientôt, elles apparaîtront sur les drapeaux nationaux. Et chaque année, dans de nombreuses villes, de grandes messes ont lieu en son honneur, en tant que symbole d’un capitalisme tout puissant, ces messes sont nommées « salon de l’automobile » !