Le bal des faux-culs

Rarement on aura vu autant d’hypocrisie de tous bords dans le débat actuel sur la fermeture des commerces de proximité dans le cadre du reconfinement. Il s’agit pourtant d’une question intéressante en ce qui concerne les perspectives historiques de l’urbanisme commercial et du modèle de mobilité associé.

Au début, il y a les libraires qui se plaignent du fait que les grandes surfaces commerciales, toujours ouvertes pendant le confinement, vont pouvoir continuer à vendre des livres. Le gouvernement impose alors la fermeture des rayons livres des supermarchés et les libraires semblent fêter cela comme une victoire… Une victoire à la Pyrrhus, car au bout du compte il n’est plus possible d’acheter un seul livre sans passer par Amazon ou autres plate-formes de vente en ligne. Le plus drôle, c’est sans doute la FNAC autorisée à ouvrir pour la partie matériel informatique, mais pas pour les livres pour ne pas concurrencer les libraires, sauf que la FNAC continue à vendre des livres en ligne… Et certains libraires qui s’opposent à la fois à Amazon et aux grandes surfaces se mettent eux aussi à faire de la vente en ligne ou du « click and collect« …

Suite à cela, tous les petits commerces divers et variés dits « non essentiels » ont commencé à mener la fronde contre les grandes surfaces qui pourront potentiellement continuer à vendre leurs produits « non essentiels » durant le confinement. Le gouvernement, dans sa politique du « en même temps », commence alors à multiplier les demandes de fermeture de rayons dans les grandes surfaces, ce qui fait monter au créneau ensuite ces mêmes grandes surfaces qui commencent à prendre peur pour leurs profits… Résultat, on ne pourra bientôt plus rien acheter dans le monde réel en-dehors des produits dits essentiels… pour la plus grande satisfaction d’Amazon qui, rappelons-le, est en délicatesse avec le fisc français, ne respecte pas toujours les préconisations sanitaires dans son entreprise et multiplie en France les entrepôts fortement consommateurs d’espace. Comme la sauce commence à monter, le gouvernement en arrive même à conseiller aux français de ne pas acheter sur les plate-formes comme Amazon, donc à différer leurs achats si on comprend bien, tout en autorisant malgré tout l’ouverture d’entrepôts Amazon géants aux quatre coins de la France…

N’oublions pas non plus que tout ce petit monde, grandes enseignes commerciales comme petit commerce de proximité, est grandement et grassement aidé par l’état, c’est-à-dire par nous, sous forme de subventions publiques, de baisses de charges ou de chômage partiel…

Le plus surréaliste est de voir certains ministres disserter dans les médias sur l’ouverture des rayons quincaillerie ou chaussettes des grandes surfaces ou donner des conseils sur la meilleure manière d’acheter ses livres… On en est là!

Au lieu d’enfiler des perles dans les médias, ce même gouvernement pourrait peut-être déjà envisager de créer une taxe exceptionnelle Covid pour les GAFA type Amazon qui se goinfrent logiquement dans une période de crise sanitaire où la psychose pousse de nombreux consommateurs à éviter la promiscuité et donc la fréquentation physique des points de vente. Une taxe exceptionnelle de ce type pourrait justement être reversée au petit commerce de proximité afin de l’aider à tenir le choc de la crise. Mais pour cela, il faudrait agir, c’est un peu plus compliqué que de polémiquer sur les rayons Halal des supermarchés…

Egalement, il faudrait s’interroger sur cette frénésie potentiellement inassouvie de consommation… Est-il bien utile et raisonnable de vouloir continuer à tout prix à consommer dans la période actuelle? En effet, le confinement du mois de mars a montré une chute spectaculaire de la consommation, environ -18% sur un mois, du jamais vu depuis le début des statistiques sur ce sujet en 1980. Cela prouve au moins une chose, durant le premier confinement, il a été possible de continuer à vivre sans consommer pour autant de manière massive… Et pourtant, les grandes surfaces étaient ouvertes, y compris leurs rayons « non essentiels », et les plate-formes comme Amazon aussi…

Après, il y a quand même une gigantesque hypocrisie dans tout cela, car le « petit commerce » n’a pas attendu Amazon, la crise sanitaire ou le télétravail pour être plus ou moins à l’agonie. Dans les faits, et on en a parlé plus d’une fois sur Carfree France, l’arrêt de mort du petit commerce en France est concomitant du développement massif des grandes surfaces commerciales depuis les années 1970, développement rendu possible par… la massification de l’automobile individuelle.

A ce propos, on pourrait citer Guy Debord, dans La Société du spectacle (1967):

Le moment présent est déjà celui de l’autodestruction du milieu urbain. L’éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de « masses informes de résidus urbains » (Lewis Mumford) est, d’une façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de l’automobile, produit-pilote de la première phase de l’abondance marchande, s’est inscrite dans le terrain avec la domination de l’autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée. En même temps, les moments de réorganisation inachevée du tissu urbain se polarisent passagèrement autour des « usines de distribution » que sont les supermarkets géants édifiés en terrain nu, sur un socle de parking ; et ces temples de la consommation précipitée sont eux-mêmes en fuite dans le mouvement centrifuge, qui les repousse à mesure qu’ils deviennent à leur tour des centres secondaires surchargés, parce qu’ils ont amené une recomposition partielle de l’agglomération. Mais l’organisation technique de la consommation n’est qu’au premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même.

Au passage, les plus grands hypocrites dans l’histoire sont sans doute les élus locaux qui se présentent aujourd’hui comme les défenseurs des petits commerces en pondant des arrêtés municipaux leur permettant l’ouverture malgré le confinement sanitaire national alors que ce sont ces mêmes élus locaux qui autorisent à tour de bras depuis des décennies les ouvertures de supermarchés par milliers générant cet « urbanisme de boites » en périphérie des villes et la mort du petit commerce de centre-ville… Et même le premier ministre Jean Castex s’invite dans la polémique en accusant ces maires frondeurs de « violer les lois de la république… » On parle d’ouvrir ou pas des coiffeurs et on en arrive à « violer les lois de la république… »

Lire aussi :  Déconfinement : la Dé-Mobilité pour lutter contre le Covid-19

Quant aux petits commerçants, ils ont aussi largement scié la branche sur laquelle ils sont assis en refusant systématiquement pendant des années les lignes de tramway ou les rues piétonnes dans les villes. Dès qu’un projet plus ou moins sans voiture ou même avec seulement un peu moins de voitures voit le jour, il y a systématiquement l’amicale des commerçants du centre-ville qui monte au créneau pour faire pression sur le maire… Ces petits commerçants militent en effet depuis des années pour transformer les centre-villes en parkings géants et ils sont parvenus dans de nombreux cas à leurs fins, rendant de nombreux centre-villes impraticables pour les piétons ou les vélos et franchement invivables, poussant en cela de nombreux consommateurs à aller « flâner » dans les galeries commerciales de périphérie…

Le premier ennemi du petit commerce est donc… le petit commerce! Tant pis si les études montrent que les piétons ou les cyclistes dépensent plus d’argent dans les commerces de centre-ville que les automobilistes, les commerçants veulent toujours plus de parkings, très souvent parce qu’eux-mêmes viennent travailler dans leur boutique en voiture. L’autre raison invoquée est l’idée saugrenue de copier le contre-modèle de développement des grandes surfaces: si les grandes surfaces sont posées sur d’immenses parkings, il faut alors remplir le centre-ville de stationnement automobile pour faire venir les clients… Ils n’ont pas compris que la copie n’égalera jamais le (contre-)modèle: le client qui veut à tout prix faire ses courses en voiture ira toujours dans un centre commercial de périphérie plutôt que dans des rues encombrées de centre-ville. Sauf à raser la moitié des centres anciens de nos villes pour en faire des parkings, l’avenir du « petit commerce » de centre-ville est plutôt à chercher chez les bobos au sens large

Et ce sont justement tous ces bobos à pied ou à vélo, très souvent en télétravail dans le cadre de la crise sanitaire, qui privilégient le commerce de proximité. Comme une étude de l’ADEME l’a montré récemment, les télétravailleurs fréquentent en effet davantage les commerces de proximité. Ce qui peut sembler assez normal en fait, car quand on a passé une longue journée seul chez soi devant son ordinateur, on a peut-être envie de sortir un peu et de voir du monde…

En tout état de cause, la grande foire à la dérogation est lancée et on ne compte plus le nombre de commerces ou d’activités ouvertes, transformant ce qui devait être un nouveau confinement de la population en quelque chose de particulièrement light, pour ne pas dire complètement inexistant, à la plus grande consternation du corps médical déjà débordé par les hospitalisations.

Mais bon, le principal c’est de continuer à pouvoir acheter des chaussettes…

13 commentaires sur “Le bal des faux-culs

  1. pedibus

    il faut espérer que des maires avant-gardistes – genre écolos… – puissent organiser à l’échelle de leur commune un service public de numérisation de l’offre commerciale de proximité :

    – pour aider les commerçants de proximité à continuer leur activité durant les crises sanitaires, en escomptant hélas que l’avenir en sera « riche »…

    – pour les rendre plus visibles relativement au hideux commerce de la grande distribution des périphéries urbaines autoroutières…

     

    un nouveau service public municipal donc pour mettre systématiquement sur la Toile les offres de proximité et héberger showrooms standardisés gratuits – avec formation et assistance du petit commerçant à la clé -, tarifs et plans d’accès à pied :

    soit le client (non concerné par la fracture numérique) se rend à pied dans son quartier au « drive piéton » aménagé à la hâte, soit un livreur vélo fait la liaison entre le commerce de proximité numérisé et le domicile du client :

    deux options où les mobilités actives sont doublement gagnantes (et non pas gnangantes…)

     

    j’ignore si parmi les grosses municipalités verdies en juin dernier une équipe édilitaire est déjà passée de l’idée à la réalisation…

    notons enfin que des « drive piétons » existent déjà : ils font actuellement fureur depuis deux ans dans les centres-villes des plus grosses agglos, mais comme débouchés des offres du secteur de la grande distribution périphérique périclitante…

  2. Lydie

    Excellent plaidoyer sur les commerçants qui se font le mal eux même et la lâcheté des politiques. Un exemple parmi tant d’autre

    Lorsque les premières rues piétonnes ont été créées les élus, les concepteurs, les réalisateurs se sont fait insultés, critiqués, incendiés. Ce n’est que des années plus tard que ces même commerçants reconnaissaient à demi mot la réussite de ces aménagements.

    Ne serait-ce pas la nature humaine d’être contre tous changements? La corporation des commerçants est particulièrement réfractaires à des aménagements qui pourtant amèneraient des chalands.

    Ce n’est que face au mur que l’individu accepte de se retrousser les manches pour agir. L’avenir est très incertain avec des réfractaires à toutes créativités innovations.

  3. Alain

    Ils sont marrant ces maires qui défendent les petits commerces mis à mal par les grandes surfaces. Qui a favorisé l’implantation de ces grandes surfaces ? Quand ce ne sont pas d’anciens « petits » commençants qui les ont mises en place.
    En attendant, on trouve beaucoup de voix pour défendre la liberté de consommer, beaucoup moins pour s’insurger contre cette limitation des promenades. Or où est le risque sanitaire, aller faire des courses ou se promener au grand air ? Aller travailler en prenant les transports en commun ou se promener au grand air ?
    C’est stupéfiant cette capacité d’accepter cette privation de liberté mouvement, tout en trouvant inacceptable les restrictions sur la liberté de consommer.
    L’exercice physique est bon pour le système immunitaire. Nous devons lutter contre cette pandémie avec des mesures sanitaires, et refuser les mesures policières.

  4. Prolo

    Exact, Alain.

    Les gens qui sont verbalisés le sont dans la rue, dans la forêt… on voit très très peu de contrôles sur les voitures. On restreint la liberté d’utiliser ses pieds.

  5. vince

    Avec le reconfinement le gouvernement a perdu une occasion en or de relancer le petit commerce. Il aurait fallu fermer prioritairement les grandes surfaces où la foule se masse et laisser ouvert boutiques et supérettes où il était bien plus facile de gérer le flux.

    On va me dire oui mais les petits villages isolés sauf que les grands centres commerciaux ne s’installent nullement dans les endroits complètement isolés mais près des grandes villes où il y a du monde, ce ne sont pas des philanthropes. Dans les bleds isolés de l’Ardèche il n’y a que des petits commerçants qui font leur tournée en camionnette pas d’hyper.

  6. vincent

    « Les gens qui sont verbalisés le sont dans la rue, dans la forêt… on voit très très peu de contrôles sur les voitures. On restreint la liberté d’utiliser ses pieds. »Pardon, un peu de sérieux, je veux bien en entendre beaucoup et suis quelqu’un de très ouvert d’esprit et tolérants mais sans déconner l’automobiliste est le plus gros contributeur. Entre les taxes (TIPP, CT, etc,) les PV et j’en passe…jamais vu un seul gendarme dans un bois, par contre sur la route.Après je ne dis pas que c’est mal, mais bon soyons objectif…

  7. vince

    Quel intérêt de venir sur Carfree déballer des arguments pro-voiture qui ne tiennent pas la route (sic) ?

    Entre la taxe sur un produit polluant que la France est obligée d’importer et les PV…. qui sanctionne des infractions, la voiture et ses infrastructures coûte en réalité très cher au contribuable et à l’Etat.

  8. vincent

    Bonjour Vince,

    je présume que cette remarque est faite pour moi : donc je vais répondre.

    l’intérêt c’est le partage d’idées, la saine émulation etc etc. je n’avais pas compris qu’il y avait ici un discours unique auquel tu devais adhérer en arrivant… et l’on nous parle de liberté !

    c’est d’ailleurs ce que l’on a bien perdus dans notre société actuelle. tout le monde est dans son petit corporatisme, : ou t’es gentil ou t’es méchant, ou t’es pro truc ou antimachin et strictement personne ne s’écoutent parler ni n’essaie de se mettre à la place de l’autre. Je ne suis pas « provoiture » ! en tout cas pas plus qu’anti ou pro autre chose.

    et pour répondre concrètement à votre remarque, le sujet n’était pas de savoir ce que coute la voiture au contribuable… c’est une évidence que la voiture et ses infrastructure coute cher à l’Etat, on le savait…merci.

    Prolo dit qu’au quotidien le piéton est plus sanctionné que l’automobiliste… et ma réponse vise à dire que selon moi c’est faux…

    a plus

  9. vince

    Merci de ta réponse.

    Je suis parfaitement d’accord avec toi sur le corporatisme actuel.

    Sauf que l’automobiliste et le piéton ne font qu’un. Automobiliste ou piéton ce n’est pas une corporation, on s’est fait piégés avec la voiture moi le premier, ça coûte en effet une blinde c’est ruineux au possible sans parler des dégâts collatéraux et il faut bien aller au boulot, mais collectivement il est possible de revenir dessus. Au moins il faut en avoir le souhait.

    On tombe sur des tas de voitureux qui se défendent bec et ongle comme s’ils étaient une corporation justement, je croyais que c’était juste un moyen de transport.

Les commentaires sont clos.