La gratuité est socialement juste, au contraire de la tarification sociale

Pourquoi travailler sur la gratuité des transports et, surtout, pour quels résultats? C’est la principale question que nous avons posée à Wojciech Keblowski, chercheur en géographie urbaine à la Vrije Universiteit Brussel (Cosmopolis) et à l’Université libre de Bruxelles (IGEAT) qui mène actuellement une étude de grande ampleur visant à recenser toutes les expériences de transport gratuit à travers le monde et dans laquelle le cas du Luxembourg, qui a adopté la gratuité depuis le 1er mars 2020, tiendra une bonne place. 

Wojciech Keblowski
– « Vous consacrez l’essentiel de vos recherches à la gratuité des transports, qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à ce sujet ?

Après mon master en études urbaines, je me suis intéressé aux politiques urbaines alternatives, c’est-à-dire aux politiques qui se positionnent volontairement en dehors, voire contre la sphère capitaliste. Existait-il autre chose que des politiques urbaines visant à attirer des groupes sociaux spécifiques dans une ville ou un quartier – des classes moyennes, des classes « créatives » par exemple? Je voulais en savoir plus.

Au moment de choisir mon sujet de thèse, des financements étaient proposés par Bruxelles sur les sujets touchant à la mobilité. J’ai proposé d’étudier ce qui se passait dans ce domaine en Amérique latine afin de voir ce qui était transposable en Europe. Au Brésil, il y a une longue tradition de contestation sociale vis-à-vis du prix des transports en commun dans un contexte de fortes inégalités sociales. C’est de cette façon un peu détournée que j’ai découvert l’existence de la gratuité des transports: l’expérience d’Aubagne en France, puis celle de Talinn en Estonie, de Zory en Pologne et de Chengdu en Chine. J’avais trouvé mon sujet: analyser des expériences de gratuité des transports sous un angle urbain.

Quels enseignements avez-vous tirés de cette thèse ?

La mobilité sous ses seuls aspects techniques (les réseaux, les lignes, les matériels…) ne m’intéresse pas vraiment. Mon hypothèse de travail, c’est que la gratuité rend le service de transport public réellement universel et accessible à tous, réellement public en fait. Tout un type de comportements et d’habitudes – liés à l’éducation, aux loisirs, à la recherche d’emploi – se trouve modifié: le champ des possibles s’élargit considérablement pour les usagers. A Talinn par exemple, un tiers des chômeurs utilisent davantage les transports depuis l’instauration de la gratuité. La mesure a eu une portée sociale importante.

Quand les transports ne sont pas gratuits, on peut dire que les usagers les payent deux fois: à travers leurs impôts et à travers leurs tickets ou abonnements. La tarification sociale ne répond pas pleinement aux besoins car toute une frange de la population n’y a pas droit. A Bruxelles par exemple, les salariés sont privilégiés: les employeurs et l’État payent 100% de leurs abonnements. Mais les free-lance, les précaires, les livreurs d’Uber Eat ou Deliveroo ne perçoivent pas d’aides. La tarification sociale ne prévoit pas tous les cas et génère de nombreuses injustices. C’est une mesure des années 70-80 qui n’a pas suivi les évolutions du monde du travail. La gratuité met fin à ces injustices. La gratuité est socialement juste, au contraire de la tarification sociale.

Quels sont vos projets de recherche actuels ?

Je mène avec trois chercheurs une grande étude financée par l’agence scientifique de la communauté néerlandophone et le fonds national de recherche luxembourgeois. Nous récoltons des données pour nous permettre de comparer toutes les expériences de gratuité des transports à travers le monde. Nous allons sans nul doute découvrir des expériences dont nous n’avions jamais entendu parler.

On recense actuellement 140 territoires à avoir mis en place une politique de gratuité des transports, principalement en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Mais nous avons de grands vides cartographiques à combler. Ce travail de recensement va durer un an. Ensuite, pour comparer les données recueillies, cela sera sans doute complexe. Les expériences sont très variées, les méthodes de comptage aussi. Il y aura un gros travail à effectuer pour pouvoir effectuer des comparaisons valables.

Pour compléter et vérifier les données, nous mènerons également une phase d’étude qualitative, basée sur des entretiens avec des acteurs de la gratuité, des directeurs de réseaux par exemple. Luxembourg sera un terrain d’étude privilégié: nous voulons disposer d’au moins 1 000 questionnaires exploitables.

Lire aussi :  Le Bus à Haut Niveau de Service pour prendre de la place aux voitures

Comment allez-vous prendre en compte la pandémie du Covid-19 ?

On peut déjà voir que le Covid-19 a considérablement changé la donne: aux Etats-Unis, au moins 260 villes ont testé la gratuité pendant la pandémie – environ 60% du réseau urbain de transport a donc été rendu gratuit!  Dans le même temps, pas mal de gens ont eu peur des transports en commun et ont repris leurs voitures. Les ventes de voiture ont augmenté.

Certains évoquent la mort annoncée des transports en commun dans ce contexte. Je pense tout le contraire. Financièrement, les réseaux gratuits ont mieux supporté le choc de la baisse de fréquentation que les payants: ils ne vivent pas de la billetterie. On peut aussi penser que les pandémies vont se multiplier dans les prochaines années. Nous allons sans doute apprendre à gérer ces épisodes.

La gratuité peut faire partie des mesures d’adaptation. Aux Etats-Unis, la gratuité a été décrétée pour garantir aux employés des services essentiels – le personnel médical des hôpitaux notamment – de pouvoir se rendre à leur travail. La gratuité a été pensée comme un dispositif d’urgence, de réponse à la crise du Covid. Si un pays comme celui-là, où le libéralisme est poussé à son paroxysme, s’est tourné vers cette solution, cela veut dire beaucoup.

Pourquoi la gratuité suscite-t-elle à votre avis des positionnements aussi nombreux et passionnés ?

La gratuité des transports n’est pas une politique publique abstraite ou technique, elle est facilement appréhendable par les non experts qui s’autorisent à donner leur avis. Un avis nourri, pendant des décennies, par des arguments ultra-libéraux: « si quelque-chose n’a pas de prix, il n’a pas de valeur »; « la gratuité n’existe pas »; « rien n’est jamais gratuit »… C’est donc assez normal que la gratuité apparaisse de prime abord comme une utopie! Or, il existe au moins 140 réseaux de transport gratuit dans le monde. Et ce sont des réseaux de qualité et qui fonctionnent…

Que se passe-t-il actuellement au Luxembourg, un pays qui a beaucoup communiqué sur la gratuité de tous ses moyens de transports au début de l’année ?

A dire vrai, il est encore difficile de comprendre comme ce pays en est arrivé à adopter cette politique, c’est assez étrange ! Personne n’est capable de nous dire qui a réellement pris cette décision et pourquoi. Or, depuis le 1er mars 2020, tout ce petit pays (640 000 habitants) est concerné par la gratuité à travers tous les modes de transport en commun, sauf l’avion.

Différents arguments nous sont cependant apportés : en premier lieu, la volonté de mettre un terme aux embouteillages (il y a plus de 160 000 navetteurs journaliers venus des pays limitrophes qui entrent au Luxembourg pour travailler). Ensuite la réduction de la pollution générée par les voitures particulières puis, enfin, les effets sociaux induits par la gratuité.

A Luxembourg, beaucoup de gens critiquent la qualité des transports en commun. A raison. Ce pays riche a un système de transport peu fiable et peu efficace. Donc les critiques ont fusé sur le thème: au lieu de faire la gratuité, Luxembourg devrait investir dans un meilleur réseau. Pour moi, les deux ne sont pas antinomiques car gratuité et qualité vont très bien ensemble. Au Luxembourg, la mesure a peut-être été prise pour de mauvaises raisons – faire taire les critiques sur la qualité du réseau. Mais au final, ce sera peut-être une très bonne mesure en termes de résultats… Nous allons étudier tout cela en détail. »

Note de la rédaction : Wojciech Keblowski est membre du comité scientifique de l’Observatoire des villes du transport gratuit.

Vanessa Delevoye, rédactrice-en-chef d’Urbis le mag
©Urbislemag

6 commentaires sur “La gratuité est socialement juste, au contraire de la tarification sociale

  1. Pierr Charlo

    Un a priori, un seul point de vue… étonnant pour une thèse… d’autant plus que plein de choses bien plus nuancées ont été publiées sur le sujet

  2. Bertrand

    Tout d’abord, cela n’a pas de sens de parler de la gratuité des transports en commun en mettant en vrac dans le même sac des réseaux aussi dissemblable que celui d’une sous-préfecture lambda et celui de l’île de France.
    Dans un cas un service minimaliste, axé principalement sur les besoins des scolaires et globalement peu chargé ; dans l’autre un service avec une offre très riche mais globalement saturé. Et des territoires n’ayant rien à voir en terme de structuration urbaine.
    D’évidence les problèmes sont différents et les solutions pertinentes ont peu de chance d’être identiques.

    En première analyse, pour un réseau sous utilisé, la gratuité peux se discuter pour au moins déplacer des véhicules correctement chargé plutôt que de rouler à vide ou presque.
    Si inversement le réseau est chargé voir surchargé, ça n’a pas de sens d’inciter des gens qui font très bien sans à venir encore compliquer la vie de ceux qui ne peuvent s’en passer.

    Par ailleurs, qui veut on faire monter dans les TC ? En pratique on constate que c’est surtout les piétons et cyclistes que l’on va capter. Donc cela n’aura pas de bénéfice écologique, mais inversement cela aura un effet péjorant sur la santé de ces gens du fait de la baisse d’activité physique.

    Le problème du coût des transports est lui aussi une grille d’analyse intéressante.
    Anecdote : j’ai eu un collègue qui habitait à Vendôme et qui prenait le TGV matin et soir pour venir travailler à Paris. Il avait un abonnement et financièrement, ça allait, merci pour lui.

    Avec la gratuité, on incite encore plus des gens à aller s’installer très loin de leur zone d’emploi. Donc à faire de gros déplacements quotidiens ou dit autrement à maximiser leur impact écologique.

    Les aspects économiques sont à traiter autrement qu’en incitant les gens à l’étalement urbain. Que les tarifs sociaux existants ne soient pas adapté ne veut pas dire que ce n’est pas la solution.

  3. Bibinato

    Je vous trouve bien méprisants avec le projet de recherche de ce jeune homme, qui me semble au contraire bien moins partial dans ses propos que ses deux commentateurs ici. Son étude va porter sur plusieurs exemples dans le monde, avec une attention particulière au Luxembourg qui lui a octroyé une bourse pour cela.

    Finalement, en cherchant des exemples de « gratuité nuisible », vous confortez sa phrase :

    « La gratuité des transports n’est pas une politique publique abstraite ou technique, elle est facilement appréhendable par les non experts qui s’autorisent à donner leur avis. » 😉

  4. Bertrand

    Pas de mépris, des arguments ! Que chacun peut apprécier et s’il le souhaite discuter, contester.

  5. pedibus

    cette gratuité des transports publics est un sujet qui passionne à coup sûr et très vite s’invitent au débat les idéologies dominantes du moment, jaculées par toutes sortes d’autorités et sous-autorités, gazouillis dignes des zoziaux sociaux … :

    le « gestionnaire », qui après nous avoir fait le coup (!) de la méthode ABC – analyse basée sur les coûts – (qui devant par exemple « piloter » les coûts d’un hôpital par activité nous a envoyé dans le mur de la désertification médicale, ou encore dans le décor de situations absurdes et clivantes, particulièrement chez les personnels) nous refait une leçon sur la nécessaire provision des investissements futurs pour améliorer les réseaux existants, en comptant sur la billetterie généreuse pour les plus grosses agglomérations, représentant rarement (ou jamais) la majorité du budget…
    le « curé en pantalon » qui exulte en attachant du prix à toutes choses… et sans doute bientôt à l’air pur qu’il s’agira de faire passer dans un tuyau pour le redistribuer après facturation…
    après le conducteur « l’aménageur du dimanche » qui nous met en garde sur les risques d’étalement urbain alors que les périmètres de transports urbains sont la plupart du temps dans celui de l’unité urbaine (agglomération) au sens INSEE… quant aux effets pour les navetteurs du TER il s’agit plutôt d’une dispersion le long d’un manchon de quelques km autour de la ligne ferroviaire…

     

    dans le monde à-caca-démique le sujet a ses porte-drapeaux… dont Frédéric Héran, l’économiste des transports lillois, que j’admire beaucoup toutefois…

    je vais m’étendre un peu plus sur le seul sujet des transports urbains, illustré par l’exemple dunkerquois que l’auteur aborde dans la revue du même nom*…

    Dans cet article quelques éléments nouveaux ressortent de son analyse et d’une petite revue de littérature :

    le report modal (vers les transports en commun, TC) lié à la gratuité prendrait davantage à l’automobile du côté des passagers que de celui des conducteurs ;
    il existerait un report modal au détriment des cyclistes assez consistant ;
    idem du côté des piétons mais de façon moins prononcée.

    Autre information, au sujet de la santé publique, conséquence des deux derniers points précédents : un effet pervers serait à déplorer en termes de moindre pratique des modes actifs de déplacement, sans doute discutable pour les piétons qui doivent faire le chemin à pied entre domicile et station de bus et qui peuvent être incités à davantage sortir de chez eux du fait de la gratuité, pouvant alors marcher plus depuis qu’elle est instaurée…

    L’auteur ne se contente pas de tirer à boulets rouges sur cette gratuité comme les institutionnels de la place (édiles et patronat du TC – GART et UTP – et associatifs – FNAUT-) puisqu’il fait des propositions alternatives, en particulier celle résumée par l’abréviation STE… Non rien à voir avec Ste-Gnognole. Pour une fois que je suis sérieux… Il s’agit d’un « système de transport écologique » où les TC occupent la place de l’automobile, comme par exemple le tram et (hélas**) le BHNS. Sont évoqués également le traitement des externalités négatives de l’automobilité et une hiérarchisation des modes de déplacement intronisant marche et vélo. Parmi les remèdes proposés la limitation de vitesse et de volume du trafic en réduisant l’espace circulé,  en généralisant les zones 30, en étendant et en renchérissant progressivement le stationnement réglementé. Bref rien de fondamentalement nouveau dans une culture carfriste…

    On reste sur sa faim pour bien d’autres propositions qui auraient pu surgir sous sa plume, justifiant la gratuité comme complément accompagnateur, au nombre desquelles :

    pour augmenter la part modale TC aménager les zones blanches d’inaccessibilité à un TCSP*** – au-delà d’une distance de 500 m de la ligne ou d’une station -, représentant par exemple à Bordeaux et Marseille plus de la moitié du coeur dense d’agglo, avec une préconisation tram et non pas BHNS ;
    une fiscalité spécifique qui capte une partie de la plus-value des cessions de biens renchéris le long des lignes de TCSP ;
    un plaidoyer pour un meilleur contrôle de l’espace public quant aux comportements des motorisés en ville ;
    une critique a minima du cadre institutionnel du transport urbain, dont le CEREMA, avec une petite rengaine sur l’open data : toujours pas à ce jour de donnés officielles sur l’état des réseaux de TC depuis 2016 (laissées désormais dans l’escarcelle du GART et de l’UTP) ; absences de statistiques réseaux sur la part de couloirs réservés, de priorité aux feux des bus et de territoire en stationnement réglementé… ;
    un urbanisme « circulaire » densifiant les agglos avec une fiscalité à la clé sur les garages et parkings ;
    une promotion des établissements publics fonciers locaux pour capter rente foncière et élans spéculatifs générateurs de mobilité dissipative…

    Il est vrai que F. Héran, dans sa conclusion, prend soin de dire, parlant « des professionnels des transports, y compris les économistes » :

    Leur devoir est néanmoins de les [élus] informer sur les avantages et les inconvénients d’une telle mesure et sur les alternatives possibles.

     

    Transports Urbains n°136, juin 2020, pp. 28-34.

    ** Solution trop souvent choisie à la place d’une nouvelle ligne de tram, technique soit-disant plus chère, alors qu’elle est souvent la clé pour dynamiser fortement la fréquentation de la ligne et accroître la part modale TC, tout en améliorant la gestion (charges salariales conducteurs) et la satisfaction des usagers (saturation avec le BHNS par manque de capacité)…

    *** Transport en commun en site propre.

     

     

  6. Alexandre

    Bonjour,

    d’accord avec Pedibus, F. Héran dit beaucoup de chose dans cet article très riche. Ce qu’il dit notamment peut être résumé de façon un peu rapide et simplificatrice en :

    « Si vous rendez les TC gratuits sans améliorer les services et, surtout, sans diminuer la place et la vitesse des flux de véhicules motorisés, vous ferez monter dans les TC des piétons et des cyclistes. »

    En gros, ce qu’il dit, c’est : la gratuité pourquoi pas, mais un peu comme pour les casque à vélo, c’est la cerise sur le gâteau, une fois qu’on a fait tout le reste :

    limiter fortement la place de la voiture ;
    limiter fortement la vitesse des flux motorisé ;
    créer des aménagements confortable, sécurisés et directs pour les piétons et les cyclistes ;
    créer un réseau structurant de qualité et attractif de transports collectifs.

    Une fois qu’on a fait tout ça, on peut effectivement, en plus, rendre les TC gratuit.

     

    Après, si le but est de simplifier la mobilité des personnes en difficulté, pour le coup, la gratuité peut être une très bonne solution, mais il ne faut pas s’imaginer que la gratuité, seule, va faire diminuer l’usage de la voiture (ce qui est logique, vu que même le coût ressenti de la voiture est deux ou trois fois plus élevé que le coût des TC)

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