La primauté absurde de l’automobile

Compte tenu du nombre phénoménal de décès, de la pollution galopante et des coûts exorbitants liés à l’automobile, il n’y a pas de meilleur mot pour caractériser la domination de la voiture que celui de folie.

Cet article d’Edward Humes, adapté de son livre, « Door to Door : The Magnificent, Maddening, Mysterious World of Transportation » (De porte à porte: Le monde magnifique, exaspérant et mystérieux des transports), a été publié par le magazine américain The Atlantic. Il traite plus spécifiquement de la situation de l’automobile aux Etats-Unis, mais de nombreux aspects concernent en fait l’ensemble de ce que l’on peut appeler la société de l’automobile.

The car is the star (La voiture est la star). C’est vrai depuis plus d’un siècle – une longévité inégalée pour une machine à pistons et à force brute de l’ère industrielle, à une époque dominée par le silicium et les logiciels. Les voitures ont conquis la culture quotidienne de la vie américaine à l’époque où les chapeaux haut de forme et le travail des enfants étaient en vogue, et bien avant d’autres innovations comme la radio, le plastique, les réfrigérateurs, le réseau électrique et le suffrage des femmes.

Si elles sont restées en place, c’est en grande partie parce qu’elles sont l’incarnation même de la commodité. C’est l’attrait et la promesse qui maintiennent les conducteurs dépendants, depuis le modèle T polyvalent de Ford. La commodité (certains l’appelleront peut-être la liberté) n’est pas un argument de vente facile à rejeter – ce moyen de transport fiable, toujours là, toujours prêt, qui n’a d’autre programme que celui de son propriétaire. Les autobus ne peuvent pas faire cela. Les trains ne peuvent pas le faire. Même Uber fait attendre ses clients.

Mais la commodité, ainsi que l’histoire, la culture, les rituels et l’affection homme-machine de l’Amérique, cachent le coût et la nature véritables des voitures. Et quelle est cette nature ? Tout simplement ceci : Dans presque tous les domaines imaginables, la voiture, telle qu’elle est déployée et utilisée aujourd’hui, est insensée.

Quels sont les défauts de la voiture ? Tout d’abord, elles sont des gaspilleurs d’argent et de carburant: Plus de 80 cents de chaque dollar dépensé en essence sont gaspillés par les inefficacités inhérentes au moteur à combustion interne moderne. Aucun élément de la vie quotidienne ne gaspille plus d’énergie et, par extension, plus d’argent que l’automobile moderne. En brûlant tout ce carburant, les voitures et les camions rejettent dans l’atmosphère des toxines et des particules qui provoquent des cancers, des maladies pulmonaires et de l’asthme. Ces émissions réduisent de façon mesurable la longévité, non pas de quelques jours, mais de plusieurs années. Le Massachusetts Institute of Technology (MIT) a calculé que 53 000 Américains meurent prématurément chaque année à cause de la pollution automobile, perdant ainsi 10 ans de vie en moyenne par rapport à leur espérance de vie en l’absence d’émissions de gaz d’échappement.

Il y a aussi les coûts indirects pour l’environnement, la santé et l’économie de l’extraction, du transport et du raffinage du pétrole pour les carburants des véhicules, ainsi que les coûts et les risques immenses pour la sécurité nationale de la dépendance aux importations de pétrole pour des quantités importantes de ce carburant. En tant qu’investissement, la voiture est un énorme gaspillage d’opportunités – « l’actif le plus sous-utilisé au monde« , selon la société d’investissement Morgan Stanley. En effet, une voiture moyenne reste inutilisée 92 % du temps. En tenant compte de tous les coûts, du carburant à l’assurance en passant par la dépréciation, le propriétaire moyen d’une voiture aux États-Unis paie 12.544 dollars (environ 11.000 euros) par an pour une voiture qui ne roule que 14 heures par semaine. Vous conduisez un SUV? Ajoutez 1.908,14 $ de plus (environ 1.700 euros).

Et puis il y a la question du climat. Le transport est l’une des principales causes de la crise climatique mondiale, exacerbée par un attachement obstiné à des modes et des machines de transport archaïques, gaspilleurs et inefficaces. Mais les voitures sont-elles les véritables coupables? L’avion, par exemple, est souvent désigné comme le moyen de transport le plus intensif en carbone en termes d’émissions par passager-kilomètres (ou par tonne de marchandises), mais ce n’est pas l’essentiel: le nombre total de passagers-kilomètres par avion est minuscule comparé à celui des voitures. Chaque année, 60 % des adultes américains ne mettent jamais les pieds dans un avion, et la grande majorité de ceux qui prennent l’avion ne font qu’un seul aller-retour par an. Malheureusement, le transport aérien n’est pas le principal problème, puisqu’il ne contribue qu’à 8 % des gaz à effet de serre liés au transport aux États-Unis. Les voitures et les camions, en revanche, émettent ensemble 83 % du carbone lié aux transports.

Conduire un SUV ou même une voiture de taille moyenne de New York à Los Angeles est pire pour la planète que de prendre l’avion. Cela est vrai en partie parce que le rendement énergétique des voitures s’est amélioré beaucoup plus lentement que celui des avions, mais aussi en raison de la propension croissante des Américains à conduire seuls, ce qui a rendu les déplacements en voiture moins efficaces et plus intensifs en carbone par passager-kilomètre ces dernières années.

Les voitures représentent donc la plus grande menace sur le front du climat, avec tous les coûts que le réchauffement de la planète impose aux infrastructures, aux habitations et aux vies par le biais de tempêtes de plus en plus violentes, de sécheresses, de l’élévation du niveau des mers et de la pression sur les réserves alimentaires. Si le prix de l’essence et des véhicules qui la consomment reflétait réellement les coûts et les dommages qu’ils infligent, la voiture ordinaire disparaîtrait. L’essence coûterait bien plus que 10 dollars le gallon (environ 2,3 euros le litre), alors qu’elle coûte aujourd’hui environ 3,7 dollars le gallon (environ 87 centimes le litre). C’est dire l’importance de la subvention cachée.

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Et c’est sans compter le coût le plus dramatique des voitures : elles gâchent des vies. Elles sont l’une des principales causes de blessures et de décès évitables en Amérique, en particulier chez les jeunes. Curieusement, la conséquence la plus immédiatement dévastatrice de la voiture moderne – le carnage qu’elle laisse dans son sillage – semble susciter le moins d’indignation et d’attention de la part du public. Jim McNamara, un sergent de la California Highway Patrol, où les agents passent 80 % de leur temps à intervenir sur des accidents de la route, pense que l’inattention et l’apathie du public surviennent lorsqu’un problème est « massif mais diffus. » Qu’il s’agisse du changement climatique ou des accidents de la route, dit-il, si le problème ne se manifeste pas d’un seul coup – comme lorsqu’un avion de ligne s’écrase avec des dizaines ou des centaines de personnes à bord – il est difficile d’attirer l’attention. Très peu de gens voient ce dont lui et ses collègues sont témoins quotidiennement et de près: ce que des tonnes de métal lancées à toute vitesse et heurtant du béton, de la brique, des arbres et d’autres choses encore font au corps humain attaché (ou, trop souvent, non attaché) à l’intérieur.

En revanche, un accident de la route est vécu par la grande majorité des conducteurs comme un désagrément lancinant mais inévitable, une source supplémentaire de détours et d’embouteillages. Les applications de trafic pour smartphone, de plus en plus populaires et puissantes, éliminent même ces brèves rencontres avec le nombre de morts sur la route, en dirigeant les conducteurs avertis loin des embouteillages liés aux accidents. L’accident de voiture typique devient presque invisible pour tout le monde, sauf pour ceux qui sont tués ou mutilés et pour ceux dont le travail consiste à le nettoyer. Nombreux sont ceux qui savent, à un certain niveau, qu’un nombre troublant de personnes sont blessées et meurent dans des accidents de voiture, mais la plupart n’en sont pas conscients.

Cette disparité d’attention entre les accidents d’avion et les accidents de voiture ne peut être justifiée par leur nombre de morts relatif. C’est plutôt le contraire: au cours des 14 années qui ont suivi les attaques terroristes du 11 septembre 2001, huit avions de passagers exploités par des compagnies régionales, nationales ou internationales se sont écrasés sur le sol américain. Le bilan de ces accidents s’élève à 442 morts. Cela représente en moyenne moins de trois décès par mois.

Le bilan des décès sur les routes et les autoroutes américaines au cours de cette même période depuis le 11 septembre 2001 s’élève à plus de 400.000 hommes, femmes et enfants. En 2015, le nombre de morts sur les routes a dépassé les 3.000 par mois. Si l’on considère le nombre de personnes qui meurent dans des accidents de voiture, l’Amérique connaît l’équivalent de quatre crashs d’avions de ligne chaque semaine.

Une journée normale sur la route est donc une « catastrophe tranquille, » comme l’appelle Ken Kolosh, le responsable des statistiques du National Safety Council. Il est bien placé pour le savoir: il gagne sa vie en élaborant le recueil statistique annuel de toutes les blessures et de tous les décès non intentionnels dans le pays.

Les accidents de voiture sont la principale cause de décès des Américains âgés de 1 à 39 ans. Ils figurent parmi les cinq principales causes de décès des Américains de 65 ans et moins (derrière le cancer, les maladies cardiaques, les empoisonnements accidentels et le suicide). Et les seuls coûts économiques directs – factures médicales et coûts des interventions d’urgence reflétés dans les taxes et les paiements d’assurance – représentent une taxe de 784 dollars (environ 700 euros) pour chaque homme, femme et enfant vivant aux États-Unis.

Les chiffres sont si énormes qu’ils ne sont pas faciles à saisir, et la meilleure façon de les comprendre est peut-être de faire une simple comparaison: Si les routes américaines étaient une zone de guerre, elles seraient le champ de bataille le plus dangereux que l’armée américaine ait jamais rencontré. Sérieusement: le nombre annuel de décès sur les routes américaines est supérieur au nombre annuel de morts à la guerre au Vietnam, en Corée, en Irak, en Afghanistan, pendant la guerre de 1812 et la Révolution américaine. Si l’on tient également compte de toutes les blessures causées par les accidents de la route, une année de conduite américaine est plus dangereuse que toutes ces guerres réunies. The car is the star.

Source: https://www.theatlantic.com/

Edward Humes est un écrivain basé à Seal Beach, en Californie. Il est l’auteur de Door to Door : The Magnificent, Maddening, Mysterious World of Transportation (non traduit).

3 commentaires sur “La primauté absurde de l’automobile

  1. Alexandre Oberlin

    L’avion est piloté par des professionnels dans un espace à trois dimensions essentiellement vide. La voiture évolue dans un espace à une dimension, souvent très encombré, et elle est conduite principalement par des amateurs (sans parler les passionnés,..). Ce serait bien le diable si l’avion était plus dangereux que la voiture ! Il n’en demeure pas moins une nuisance majeure, du moins tant qu’il a recours à des combustibles fossiles.

  2. Grichnouk

    Une nuisance majeur quel que soit le carburant utilisé : la production de ces machines, leur acheminement vers le site de consommation, les dégradations des revêtements routiers, la mise en danger de la vie d’autrui, l’obésité quelles favorisent chez le conducteur contre-indiquent son utilisation libérale dans une société juste. Les thuriféraires de la bagnole vont devoir se mettre en tête que c’est une orthèse de déplacement à forte externalité. La société consent à supporter ces externalités lorsqu’elles sont justifiées par un besoin réel (handicap, charge lourde, longue distance sans alternative), il n’est plus question de tolérer son utilisation par paresse malveillante.

  3. pedibus

    ah, vous connaissez pas la dernière, de la part de notre gros bouseux amoureux des bousines, non… ? ben voilà :

    «La majorité des déplacements se font en voiture. Comme la part des véhicules électriques et hybrides augmente, les routes ne sont plus des ennemies du développement durable et de l’écologie.»

    «Ce n’est pas normal que les démarches pour construire les infrastructures durent parfois plusieurs dizaines d’années. Il faut les simplifier. C’est ce que nous avons commencé à faire avec la loi du 7 décembre 2020, qui accélère la procédure devant l’autorité environnementale.»

     

    … c’était samedi dernier, à l’inauguration du « grand contournement ouest de Strasbourg » par le génial premier ministre Jean Castex, aux commandes et destinées du bon vieux système automobile français !

    le mur du çon a été largement pulvérisé ce jour-là, et bien sûr pas de bleu sur les bas-côtés pour verbaliser notre pilote forcené…

     

     

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