Le mode de vie impérial

Lorsqu’il a été publié pour la première fois en allemand en 2017, le livre d’Ulrich Brand et Markus Wissen intitulé « Le mode de vie impérial – La vie quotidienne et la crise écologique du capitalisme » a attiré une grande attention et a été discuté dans les médias grand public, tout en alimentant, dans le même temps, un débat intense au sein de la gauche universitaire allemande. Ces multiples réactions ne sont pas le fruit du hasard, mais proviennent de la nature provocatrice et novatrice de l’ouvrage. Les auteurs affirment que le mode de vie dominant dans le Nord global dépend, dans une large mesure, de l’exploitation des personnes et des ressources naturelles dans le Sud global. Autrement dit, le fait que nous (en tant qu’habitants du Nord) puissions jouir d’un niveau de vie relativement confortable repose sur une longue histoire d’épuisement de la nature et de préservation de mauvaises conditions de travail dans d’autres parties du monde.

Cette relation d’exploitation existe indépendamment de notre conscience individuelle et de notre position politique, y compris, dans certains cas, de notre désir d’acheter des produits respectueux de l’environnement et des droits de l’homme. Elle fait partie d’un système capitaliste de relations de pouvoir mondiales, médiatisé par un ensemble de pratiques quotidiennes qui relient la production à la consommation et contraignent ainsi le comportement individuel dans les centres capitalistes. Cela ne signifie pas que tous les habitants du Nord global en bénéficient de manière égale. Les auteurs notent que ce sont les classes supérieures les plus riches qui consomment le plus et, ce faisant, exercent une pression plus forte sur les ressources écologiques et humaines du Sud.

Automobilité impériale

Un exemple que les auteurs donnent est celui de l’automobilité qui bénéficie d’un chapitre entier dans le livre. L’utilisation de la voiture comme principal moyen de transport dans le Nord dépend de l’exploitation du pétrole et d’autres matières premières, dont beaucoup se trouvent dans le Sud. En outre, l’automobilité est fortement subventionnée par l’État par la création et l’entretien d’un réseau de routes et d’infrastructures connexes. L’absence de transports publics en dehors des centres urbains ne laisse pas d’autre choix aux gens que d’utiliser une voiture lorsqu’ils ont besoin de se rendre d’un point à un autre.

Cependant, les personnes les plus aisées ne choisissent pas n’importe quelle voiture. Même en Allemagne, ils achètent de plus en plus de véhicules utilitaires sportifs (SUV). Les SUV sont généralement plus grands et plus lourds que les voitures particulières ordinaires et, par conséquent, ils consomment plus d’essence et produisent plus de dioxyde de carbone (et sont plus dangereux pour les autres usagers de la route). Ils sont principalement responsables de l’augmentation continue des émissions de dioxyde de carbone des voitures particulières, malgré les progrès en matière de rendement énergétique et la diffusion des véhicules électriques. En bref, les SUV sont un exemple parfait de ce que les auteurs appellent l’automobilité impériale.

Le livre suggère un certain nombre de modifications importantes à la critique du capitalisme mondial et aux débats sur la façon de résoudre la crise écologique: Premièrement, il établit un lien entre la production et la consommation. Une trop grande partie du débat actuel se concentre sur les réseaux de production mondiaux et les formes d’exploitation dans les pays en développement sans mentionner les formes de consommation connexes dans le noyau capitaliste. Deuxièmement, il met en évidence les coûts écologiques de la production et de la consommation capitalistes, dont l’essentiel est supporté par le Sud. Il dépasse ainsi la division entre les agendas de recherche économique, sociale et écologique.

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Troisièmement, il montre que le problème n’est pas le comportement individuel des consommateurs, mais plutôt le capitalisme mondial. En tant que telle, la crise écologique mondiale ne peut être résolue par l’introduction d’incitations à des choix de consommation moins dommageables pour l’environnement, mais plutôt par la révision ou, peut-être, l’abolition du système capitaliste. En bref, le capitalisme vert n’est pas une option qui permettra de sauver la planète telle que nous la connaissons.

Politique par le bas

Le mode de vie impérial a les caractéristiques de la contrainte, mais en même temps il est habilitant, créant des commodités et élargissant les champs d’action. S’il ne peut être maintenu qu’au prix de crises économiques et écologiques croissantes, il contribue à la stabilisation des sociétés du Nord global, y compris de leurs injustices, et reste attrayant pour les exclus, dont les espoirs ne sont pas nécessairement placés dans le dépassement des conditions impériales, mais dans la participation à ses privilèges exclusifs.

Les auteurs ne laissent aucun doute sur le fait qu’ils considèrent qu’un changement très fondamental des conditions sociales est nécessaire et souhaitable. Dans le premier chapitre, ils soulignent que le « si » du changement n’est pas en question, seulement le « comment » – rester immobile, c’est mourir; le changement constant fait partie de l’essence du capitalisme. Cependant, la transformation peut suivre différents types de logique, et Brand et Wissen plaident pour une logique politique qui met l’accent sur les conflits d’intérêts et passe à l’offensive pour les régler. Ils s’inspirent ici de l’idée du « réformisme radical »: ce réformisme – différent de la social-démocratie traditionnelle et du socialisme d’État – ne considère pas l’État comme l’entité la plus importante qui façonne la société. Sur cette base, ils critiquent également les aspects dominants d’un discours écologique qui, tout en appelant au changement, ne veut pas s’engager dans un conflit ouvert avec les puissants. Ainsi, Le mode de vie impérial offre non seulement une compréhension inédite des liens entre la vie quotidienne et les crises et inégalités à l’échelle mondiale, mais il prend également position en faveur de la nécessité d’une politique par le bas.

The Imperial Mode of Living (non traduit)
Everyday Life and the Ecological Crisis of Capitalism
Ulrich Brand and Markus Wissen
Verso Books, 256 pages, janvier 2021

7 commentaires sur “Le mode de vie impérial

  1. Jean HAAS

    J’ai revu récemment sur arte.tv un « documentaire » sur le Mur de Berlin. Dans les semaines qui ont précédé la construction du Mur, des milliers d’Allemands de l’Est ont franchi la ligne de démarcation pour se réfugier à Berlin Ouest. Ils étaient accueillis dans des camps de transit (je vous rassure, rien à voir avec les bidonvilles palestiniens au Liban !).La caméra s’attarde longuement sur visage ravi d’une petite fille qui, pour la première fois de sa vie sans doute, déguste … une banane ! Est-ce que par hasard les bananes pousseraient mieux à l’ouest qu’à l’est ? Et comment se fait-il qu’encore aujourd’hui, les bananes transportées de l’autre bout du monde à bord de cargos polluants coûtent 3 x moins cher que les pommes du verger d’à côté ? Naturellement, personne ne posera la question, de peur de découvrir la réponse. Personne ne saura que, pour que la petite fille mange la banane offerte par la Croix-Rouge ou autre, il aura fallu que des milliers d’enfants africains ou antillais grandissent das une atmosphère et boivent une eau empoisonnées aux pesticides, et travaillent dans les plantations au lieu d’aller à l’école. Et que dire des nappes phréatiques radioactives laissées par Areva au Niger ? Il est quand même piquant que, chaque fois qu’un(e) démagogue rassemble 1 million de téléspectateurs pour leur promettre de renvoyer les étrangers « chez eux », il ou elle met une famille nigérienne sur le chemin de l’exil

  2. charles reesink

    bonjour de winnpeg au Canada et merci pour ce nouvel affront aux Single User vehicles: non seulement le grand public pauvre, et qui travaille quand meme, ne peut abandonner la folie des grandeurs des réservoirs de leurs bagnoles, mais en plus ils nous cassent les oreilles: si le trauma quotidien enduré par des milliards d’individus pouvait etre comptabilisé, aucun gouvernement ne reconduirait de tels travaux autoroutiers automatiquement ni vu ni connu – tant les reflexes sont anesthesies par cette tyrannie de l’automobile.

    25 ans que je ne conduis plus et quelles libertés recouvrées!

     

  3. zaph

    Un ouvrage que je lirais volontiers si un traducteur voulait s’atteler à cette tache…
    L ‘automobile est la mère de nos batailles. Non contente de nous enfumer, elle pollue aussi les esprits en envahissant l’espace des villes et l’espace mental,en exacerbant l’individualisme elle tue dans l’œuf tout velléités de lutte collective contre la société capitaliste.
    Désespérant de voir la rémunération annuelle de 66 millions d’euros de M.Tavares. Dans quel autre domaine un gestionnaire d’entreprise peut-il prétendre à une telle rémunération? Que peut faire un humain d’une telle somme?
    Les auteurs parlent à juste titre d’impérialisme et on sait où peuvent mener ces excès. L’histoire nous montre que les empereurs n’ont jamais apporter bonheur et prospérité aux peuples mais plutôt guerre et désolation.

  4. Bibinato

    Ces auteurs ont peut-être tout pompé au regretté René Dumont, qui n’a pas attendu les années 2000, puisqu’il est décédé en 2001, pour dénoncer les ravages de l’impérialisme, du colonialisme, puis du néo-colonialisme. Deux jeunes lui rendent hommage en retraçant sa carrière, bien plus scientifique que politique – il a été brièvement candidat pour le tout jeune parti écologiste. : https://www.youtube.com/watch?v=OzhIf7z3jG8
    Et il faut le voir « allumer » Brice Lalonde au sujet de ce qu’il attend d’un ministre de l’écologie, à savoir, restreindre l’usage de la voiture individuelle, dans une archive de l’INA que je vous laisse retrouver.

  5. Bibinato

    Merci, j’aurais du me rappeler que j’avais vu ce monument de l’hypocrisie « verte » sur mon site favori… 😉

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