La responsabilité de la voiture dans l’étalement urbain

Historiquement, est-ce la voiture qui est responsable de l’étalement urbain ou s’est-elle développée en réponse à l’étalement urbain? Une analyse de la trajectoire de 123 villes, situées dans 57 pays, montre que c’est bien la voiture qui est la cause de l’étalement urbain si on en doutait encore.

Les voitures ont changé la façon dont les villes sont organisées. Cet article s’appuie sur un échantillon de 123 villes dans 57 pays pour montrer que la possession d’une voiture réduit la densité de population et d’emploi en permettant une expansion à faible densité dans la périphérie urbaine. Ces résultats ont des implications pour les villes des pays en développement, où l’on s’attend à une forte augmentation du taux de motorisation dans un avenir proche. Si ces pays suivent une voie similaire, leurs villes seront plus étalées. Cela risque de provoquer davantage d’embouteillages, car les zones à faible densité ont tendance à être plus dépendantes de la voiture.

L’une des innovations les plus radicales du siècle dernier est l’invention de l’automobile. Les voitures ont complètement changé la façon dont nous nous déplaçons pour aller travailler ou entreprendre des activités de loisirs. Parce que les déplacements en voiture sont devenus bon marché et rapides, de nombreuses personnes vivent aujourd’hui beaucoup plus loin de leur travail qu’il y a 50 ou 100 ans. Pooley et Turnbull (2000) montrent qu’en Grande-Bretagne, les distances domicile-travail sont passées d’environ 3,5 km en 1900 à 15 km aujourd’hui. Un Néerlandais moyen passe plus d’une semaine par an sur le chemin du travail. Pendant le Covid, nous avons vu ces chiffres baisser, mais les routes et autoroutes deviennent lentement plus encombrées. Dans de nombreuses villes du monde, les embouteillages sont à nouveau un problème grave, et les gens passent des heures et des heures chaque jour dans les embouteillages. En outre, les voitures émettent du CO2 et d’autres polluants, ce qui rend les villes dominées par les voitures peu respectueuses de l’environnement local et mondial.

Les voitures ont changé la façon dont les villes sont organisées. Parmi les exemples célèbres, citons les villes tentaculaires des États-Unis, telles que Los Angeles et Atlanta, dans lesquelles l’automobile est le seul moyen de transport possible. Il est tout à fait plausible que les voitures aient également provoqué l’étalement des villes en Europe et en Asie.

Plus de voitures, plus de villes étalées

À ce jour, un nombre limité d’études ont réussi à estimer l’impact causal des voitures sur la densité des villes. Dans un article récent (Ostermeijer et al. 2022), nous utilisons un ensemble de données mondiales portant sur 123 villes (voir figure 1) pour étudier l’impact de la possession de voitures sur la densité de population. Pour ces villes, nous connaissons le nombre total de voitures, la densité de population et la taille de la région.


Figure 1: 123 villes étudiées

Si l’on met en corrélation le taux de motorisation et la densité de population, il semble y avoir une forte association négative (voir figure 2). Cette constatation n’est pas nouvelle, et d’autres auteurs (par exemple Newman et Kenworthy, 1999) ont montré des corrélations négatives similaires entre l’utilisation de la voiture et la densité. Cependant, il existe un problème de la poule et de l’œuf: si les villes à faible densité et étendues encouragent également les gens à acheter des voitures, alors la faible densité de population entraîne la possession de voitures.


Figure 2 : Taux de motorisation et densité de population

Notes : Le graphique de gauche présente les données des villes et celui de droite les données des pays. Les cercles remplis (en noir) représentent les villes ou les pays ayant un constructeur automobile national en 1920. Les étiquettes des villes et des pays sont basées sur les densités de population minimale, médiane et maximale pour chaque tranche de 10 voitures pour 100 personnes. La ligne continue représente la régression linéaire bivariée.

Pour déterminer avec précision l’effet des voitures sur la densité, et non l’inverse, nous adoptons une approche de variables instrumentales – une méthode statistique qui nous permet de résoudre ce problème.

Plus précisément, nous utilisons des informations indiquant si les pays possédaient un constructeur de voitures commerciales en 1920. La possession de voitures et la construction d’autoroutes n’ont commencé à augmenter dans la plupart des pays qu’après les années 1950. L’augmentation du taux de motorisation s’est accompagnée d’une augmentation de l’influence politique des grands constructeurs automobiles commerciaux. Du milieu à la fin du 20e siècle, les grands constructeurs de voitures commerciales ont lancé un puissant lobby – en particulier sur leurs marchés nationaux – pour limiter les taxes sur les véhicules, plaider en faveur de la construction d’un plus grand nombre de routes et de parkings dans les villes, et s’opposer aux investissements dans les transports publics. L’exemple le plus connu de l’effet de l’industrie automobile sur les politiques automobiles est probablement la « conspiration des tramways » de 1949, lorsque General Motors et d’autres constructeurs automobiles ont été condamnés pour avoir monopolisé la vente d’autobus et accusés de contrôler le système de transport en commun afin de démanteler les réseaux de tramways existants (Richmond, 1995).

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En adoptant cette approche à variable instrumentale, nous abordons le problème de la poule et de l’œuf, car la présence d’un constructeur automobile commercial dans les années 1920 ne peut pas avoir été influencée par les densités de population actuelles. En fonction du PIB d’un pays, nous constatons que la présence d’un constructeur de voitures commerciales dans les années 1920 a entraîné une augmentation du taux de motorisation et est associée aujourd’hui à une baisse du coût des déplacements en voiture, à une augmentation du nombre de routes et à la construction d’autoroutes supplémentaires (bien que les effets soient quelque peu imprécis). Cependant, le fait d’avoir un constructeur de voitures commerciales en 1920 n’a eu aucun effet sur la densité de la population à l’époque.

Grâce à cet instrument, nous sommes en mesure de montrer que les villes où la proportion de propriétaires de voitures est plus élevée entraînent des densités sensiblement plus faibles: une augmentation de l’écart-type de la possession de voitures (ou environ 20 voitures pour 100 habitants) réduit la densité de population d’environ 35 % à long terme, l’effet est donc considérable. Si nous nous concentrons sur la densité de l’emploi plutôt que sur la densité de population, nous arrivons à la même conclusion: les voitures rendent les villes moins compactes.

Nous constatons que cet effet est principalement dû à l’expansion des zones urbaines plutôt qu’à la réduction de la taille de la population, ce qui implique que les voitures permettent une expansion à faible densité dans la périphérie urbaine.

Implications pour les pays en développement et la pollution

Nos résultats ont des implications pour les villes des pays en développement, où l’on s’attend à une forte augmentation du taux de motorisation dans un avenir proche. Si ces pays suivent une trajectoire similaire à celle des pays de notre étude, les villes seront plus étalées. Ce phénomène risque à son tour de provoquer davantage d’embouteillages, car les zones à faible densité ont tendance à être plus dépendantes de la voiture. En appliquant nos estimations aux villes d’Asie, nos résultats suggèrent que si le taux de motorisation augmente à des taux similaires à ceux observés en Europe occidentale, la densité de population diminuera d’environ 50 % à long terme; si le taux de motorisation atteint les niveaux observés en Amérique du Nord et en Australie, la densité diminuera d’environ 60 %.

Les villes plus compactes ont tendance à être plus respectueuses de l’environnement car les trajets domicile-travail sont plus courts. Comme il est peu probable que les voitures électriques remplacent les voitures à essence à court terme (Cherif et al. 2017), les voitures continueront à générer des externalités environnementales, ce qui pourrait justifier une augmentation des taxes sur les voitures.

Conclusions

Les voitures ont une forte incidence sur l’aspect et la convivialité des villes en réduisant la densité de population et d’emplois. L’augmentation du nombre de voitures dans les villes du monde entier au cours des 50 dernières années a pu compromettre les principaux avantages de la vie et du travail en ville. Par exemple, il est bien connu que les densités élevées génèrent des avantages substantiels, tels que des économies d’agglomération positives et une efficacité accrue des transports publics (Fontagné et Santoni 2016, Kuckler et Stroebel 2019). Dans le même temps, les villes à faible densité peuvent ne pas être respectueuses de l’environnement, car elles impliquent des trajets plus longs et davantage d’émissions, avec plus de terrains consacrés aux routes et autoroutes pour maintenir les embouteillages à des niveaux acceptables.

Bien que l’augmentation du nombre de voitures électriques allège une partie des coûts, les villes du futur devraient être critiques à l’égard des politiques qui favorisent l’utilisation de la voiture et devraient donner la priorité à l’utilisation de modes de transport alternatifs tels que la marche, le vélo et les transports publics.

Francis Ostermeijer, économiste, NERA Economic Consulting
Hans Koster, Professeur d’économie urbaine, Vrije Universiteit Amsterdam
Jos van Ommeren, Professeur d’économie urbaine, Vrije Universiteit Amsterdam
Victor Nielsen, Chercheur, Université d’Utrecht

Source: https://voxeu.org

Références

Cherif, R, F Hasanov and A Pande (2017), “Riding the energy transition: Oil beyond 2040”, VoxEU.org, 24 September.
Doyle, G R (1957), The World’s Automobiles, 1880-1955: A Record of 75 Years of Car Building, Temple Press.
Fontagné, L and G Santoni (2016), “Why denser areas are more productive”, VoxEU.org, 20 November.
Kuchler, T and J Stroebel (2019), “Public transit infrastructure and urban social connectedness”, VoxEU.org, 09 August.
Newman, P and J Kenworthy (1999), Sustainability and cities: overcoming automobile dependence, Island Press.
Ostermeijer, F, H R A Koster, J van Ommeren and V M Nielsen (2022), “Automobiles and urban density”, Journal of Economic Geography, forthcoming.
Pooley, C G and J Turnbull (2000), “Modal choice and modal change: the journey to work in Britain since 1890”, Journal of Transport Geography 8(1): 11–24.
Richmond, J (1995), Transport of delight: The mythical conception of rail transit in Los Angeles, University of Akron Press.

3 commentaires sur “La responsabilité de la voiture dans l’étalement urbain

  1. Rorobobo

    Quand on observe le graphique, le plus terrible est de constater qu’il y a de nombreuses villes américaines où finalement le taux de motorisation n’est pas si élevé, mais qui sont tout de même très étalées. On tient là, comme on l’aura de plus en plus avec les gilets jaunes en France, l’une des racines du sentiment d’inégalité dans ce pays : l’impossibilité de se déplacer facilement dès lors qu’on a pas l’argent/la possibilité d’utiliser une voiture.

    A l’inverse, beaucoup de romains ou de strasbourgeois ont une voiture, pour autant il leur est tout à fait possible de faire la plupart des actes du quotidien sans y avoir recours au vu de la densité de ces villes.

  2. Jean Haas

    Il manque quand même un élément primordial, en France tout au moins : la différence de coût du logement selon la distance par rapport aux emplois et aux services essentiels.

  3. Bertrand

    @Jean Hass,

    Du XIXème siècle nous est resté le « classes laborieuses, classes dangereuses ». Et la bourgeoisie n’a eu depuis de cesse d’éloigner les manants loin de ses lieux de résidence.

    Jusqu’à cette époque, la cohabitation des classes sociales était marqué par une ségrégation verticale, le bourgeois habitant le premier étage, les employés aux 2ème et 3ème, les ouvriers dans les étages plus élevés. Et oui, sans ascenseur, le confort c’est d’avoir peu à monter. On a progressivement remplacé cela par une ségrégation horizontale de plusieurs kilomètres.

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