Automobiles ou « Automaboules »

J’ai fait un beau coup! Voilà les automobiles à mes trousses. Quarante kilomètres à l’heure! Et je suis à pied, ne cultivant d’autre sport que la marche si douce au badaud. Qu’ai-je fait que me poursuivent ces clameurs? J’ai prophétisé qu’au train où vont nos automobiles, notre vieux monde s’en irait écrabouillé, que le délire de la vitesse nous a troublé l’entendement, que l’air qui souffle à travers les pistons nous rendra fous et que l’automobilisme est à proprement dire de l’automaboulisme.

« Automaboules ! » il nous appelle automaboules! Apparemment, ce monsieur qui n’est pas aimable, n’entend rien aux beautés du progrès, c’est un tardigrade, conspuons-le. Et — non toutefois sans courtoisie — j’ai vu s’acharnant à me convaincre que j’ai la berlue, tous ceux qui manœuvrent une de ces voitures sans chevaux dont les routes commencent à être sillonnées.

Tardigrade, je ne crois pas l’être. Je muse aux nouveautés avec une joie plutôt naïve. Je n’en sais aucune qui m’alarme. L’idée qu’un jour on se promènerait sans l’aide du cheval, m’a plutôt enchanté. N’était-ce pas l’équipage démocratisé? Chacun en position de voyager sans fatigue? Puis, c’était la vision, dans un avenir prochain, d’une locomotion qui se passait du concours de la douleur. Le cheval sortait de l’enfer où des maîtres incapables, cruels, avares, tiennent aujourd’hui ce serviteur noble et doux. Comment, avec ce sentiment de compassion, n’aurais-je pas salué le règne futur de l’automobilisme?

Les premières voitures sortent amusantes comme des jouets. C’est ravissant et presque puéril. Nous battons des mains à cette invention qui nous fait l’effet d’être très drôle. C’est à qui voudra jouer du nouveau divertissement. Il est coûteux et n’est encore accessible qu’aux gens fortunés. Ils sont impatients de monter cette voiture comme ils le furent gamins de monter leurs chevaux de bois. Et hue! auto! Les voilà descendant au rôle ingénieux mais salissant de mécaniciens et de chauffeurs. Ils mettent à l’huile et aux cambouis leurs belles mains oisives, ils souillent au contact des impuretés du pétrole leurs habits de coupe si distinguée. Ils faisaient blanchir leurs faux cols à Londres, ils les font noircir partout, se couvrant de boue, de fange, de graisse. Sales comme des ramoneurs, mais glorieux de leur travail: ils conduisent des machines.

Ce tableau de nos beaux fils trompant leur oisiveté dans ces salutaires exercices est d’un pittoresque fort agréable. On serait mal venu à en rire. D’autant qu’ils font bonne figure en cet emploi qui les rapproche du peuple, qui les fait fraterniser avec la glèbe qui les incite à réclamer à la bonne franquette, de ces petits services sur les grandes routes qu’on se doit entre nomades chemineaux ou grands seigneurs.

Mais voici que ce charme se gâte. On va vite, on veut aller plus vite, on veut aller trop vite. La stabilité n’est pas assurée à ces voitures très lourdes qui n’évoluent pas — du moins les premières — avec la souplesse espérée. Il y a des accidents et de graves. Les illustrés à l’affût des tableaux sensationnels, cette semaine seulement, nous font assister à deux scènes déchirantes. C’est en pleine route des automobiles conduits avec autant d’audace que d’inexpérience, qui sèment, à l’état de cadavres, leurs voyageurs en chemin.

Voilà contre quoi je me suis élevé, criant à l’automaboulisme, criant à la folie contagieuse de la vitesse qui multiplie les accidents et les victimes. C’est pourquoi il m’arrive de toutes parts de sévères admonestations — et de justes dans le tas — je l’avoue. On ne comprend pas qu’une protestation s’élève contre une excellente pratique qui tourne à l’abus. Qui songe à nier pourtant les services que pourront rendre ces automobiles lorsqu’elles seront d’un prix abordable et d’un fonctionnement précis. Les médecins de campagne en seront pourvus pour le plus grand soulagement des malades. Les commis-voyageurs qui desservent péniblement et à grands frais les localités, se riront des distances et nargueront la fatigue.

Une voiture et un cheval, cela suppose une écurie et un personnel y attaché: c’est une grave affaire. L’automobile c’est un cabriolet qui va tout seul — c’est pour employer une expression de Mme d’Uzès — une voiture jamais fatiguée qui ne mange pas, ce n’est pas manger que d’absorber quelques litres de pétrole. Tel qui ne pouvait aspirer à avoir un équipage en aura un désormais et à bon compte. Ce sera pour lui rendre en famille, avec les enfants, le tourisme plus agréable, mais à condition que l’on soit raisonnable et qu’on ne risque point de rencontrer des fous.

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Or, c’est là le problème. Il n’y a point à s’opposer à l’essor de l’automobilisme, ce serait absurde et ce serait superflu. Mais il est permis de songer à la sécurité publique, momentanément elle est menacée, on est peu familier avec ces nouvelles machines, elles gagnent à la main et leur docilité est singulièrement aveugle. Le cheval n’est point un modèle de haute sagacité. Toutefois, sur l’obstacle, il se cabre souvent et l’évite.

Dans les charges de cavalerie, quand un cavalier est désarçonné, les escadrons passent sur lui, qu’on relève rarement effleuré. Même lancés au grand galop, les chevaux l’ont vu, ils ont fait un écart généreux. Il est constant que, dans nos rues, ils se conduisent de la façon la plus fraternelle vis-à-vis de nous qui leur sommes si barbares. Ils s’arrêtent, ils biaisent, ils ralentissent leur course pour éviter de renverser un passant. L’automobile n’aura point de ces scrupules. Tant pis pour qui se trouvera sur son passage quand la main distraite du mécanicien oubliera de ralentir sa marche ou de l’arrêter.

On a dressé des tableaux pour établir que les chevaux sont plus meurtriers aux hommes que les automobiles. On m’a fait tenir à domicile, histoire de me convaincre, la statistique des accidents connus de 1897. On voit que les chevaux ont tué 492 personnes et en ont blessé 5432. Il faudrait pouvoir distinguer. Sont-ce les chevaux qui sont les coupables ou leurs conducteurs? Cette complaisante statistique énumère encore que les chemins de fer ont tué 62 personnes et en ont blessé 246. Les automobiles au contraire n’ont tué personne et n’en ont blessé que 7.

Prenons ces chiffres pour vrais et félicitons l’année 1897. Sa suivante est moins clémente à l’automobilisme: elle a ses morts. Une statistique de cette nature n’a de valeur que par comparaison. Si les automobiles ont fait moins de dégâts que les autres systèmes de locomoteurs ne serait-ce point parce qu’elles sont moins nombreuses? Comparer quelques centaines de machines qui portent un millier de voyageurs aux milliers de trains qui en transportent des millions et tirer argument du fait que les premiers n’ont que 7 blessés quand les autres en ont 246, c’est pauvrement argumenter. Si même on se livrait à une règle de proportion on pourrait s’apercevoir ce que devient ce chiffre 7 qui n’a l’air de rien du tout à côté du chiffre de 246 qui en réalité lui n’est pas grand’chose. Un fait domine cette discussion, matériel indéniable: c’est que l’automobilisme a ses dangers qui vont croissant. Ils sont en raison directe de sa vitesse. On a mis entre des mains qui toutes ne sont pas très expérimentées, un jouet délicat mais inquiétant.

Il a fait des victimes, il en fera encore. N’est-il pas permis de demander qu’on s’arrange à ce qu’il en fasse moins? Est-il nécessaire d’arriver à la fin du monde par ce moyen détourné? Nous avons déjà la peste et la guerre et les révolutions fréquentes de ce côté-ci du pôle. Y joindre les voitures mécaniques, n’est-ce pas précipiter l’exeat de notre pauvre humanité?

Ce que voudraient les gens sensés — même les gens sensés qui vont en automobile — c’est que la vitesse de ces machines soit limitée par des règlements. En pleine route, sans rails ni block-système on ne saurait avoir la prétention de faire la pige à des trains express. Comment l’empêcher? Quel gendarme courra sus à un automobile lancé à toute vitesse? II paraît, disent des gens compétents, qu’on pourrait adapter aux machines des enregistreurs automatiques. Il serait permis de les contrôler, et, en cas d’accidents, la responsabilité deviendrait extrêmement grave pour les délinquants. Modérer la vitesse considérablement dans les grandes villes où les chevaux s’apeurent de cette concurrence désordonnée, suffisamment sur les routes qui sont faites, même pour les gens qui vont à pied ou çahin caha, philosophiquement dans de vieilles carrioles; c’est le seul vœu que nous formons. Il n’est pas des plus présomptueux. Nous le croyons réalisable. Et nous renonçons à cette formule dont la trivialité a soulevé quelques sourires et tant de colères. « L’automobilisme, oui ; mais assez d’automaboulisme. »

GEORGES MONTORGUEIL.
LE MESSIN
Mercredi 18 mai 1898

Image: François MONCHÂTRE – Automaboule, 1970.