Sang, tripes, plein le tunnel !…

Au détour d’un de ses textes, on découvre un Louis-Ferdinand Céline farouche opposant à l’automobile. Dans son roman intitulé D’un château l’autre publié en 1957, Céline dresse un parallèle entre sa vie contemporaine à l’œuvre — en tant que médecin et écrivain, pauvre, maudit et boudé par sa clientèle — et sa vie à Sigmaringen pendant la guerre où s’étaient réfugiés le gouvernement vichyste en exil et de nombreux collaborateurs devant l’avancée de l’armée du général Leclerc. Dans la première partie du livre, on découvre un Céline aigri qui se plaint de sa condition, et qui se fait « barboter ses poubelles. » Extrait.

On m’appelle plus « Docteur »… seulement « Monsieur »… bientôt ils m’appelleront vieille cloche ! je m’attends… un médecin sans bonne, sans femme de ménage, sans auto, et qui porte lui-même ses ordures… et qui écrit des livres, en plus !… et qu’a été en prison… vous pouvez un peu réfléchir !…

En attendant, réfléchissant, si vous m’achetiez un livre ou deux vous m’aideriez…

N’en parlons plus !… mais le fait qui me pousse à la haine… hors de moi… précisément sur cette route ! les autos !… elles arrêtent pas ! là, vous pouvez voir la folie !… la trombe vers Versailles ! Cette charge des autos !… semaine ! dimanche ! comme si l’essence était pour rien… autos à une… trois… six personnes !… goinfrées pansues, rien à foutre !… où qu’ils vont tous ?… pinter, bâfrer, pire ! parbleu !… plus ! plus !…déjeuner d’affouaîres !… ouaîres !… ouaîres !… voyouages d’affouaîres !… ouaîres !… ouaîres !… rots d’affouaîres !… rrrôâ ! que c’est pitié, moi qu’on a volé trois poubelles ! y a des milliardaires en colère que leur moteur éclate pas ! ils m’éclaboussent… et mes poubelles !… tout rotant de canards aux navets ! ploutocrates, poujades, communisses, rotant pétant plein l’autoroute ! l’union des canards aux navets ! 13o à l’heure ! plus pétant rotant pour la paix du monde que tous les gens qui vont à pied ! canards historiques !… « Relais » historique ! menu historique !… vous sortez de table de façon tellement enivrante (Château Trompette 1900) que c’est pur miracle ! pichenette ! que vous défonciez pas le remblai, l’érable, le peuplier avec ! et votre direction et le volant !… vlan !… deux mille peupliers ! autopunitif en diable !… que diable ! freins puants ! freins flambants !… toute l’autoroute et le tunnel ! joyeux drilles ivres ! doublant, triplant, s’engouffrant ! le délire, la ferveur que c’est !… ah ! ChâteauTrompette 1900 !… la plusss vie que ça donne !… l’abîme ! canard aux navets. mille trois cents voitures roues dans roues ! pal-sambleu Dieu, zut ! viandes si plein de sang, prêtes à roustir ! un coup de champignon ! le four ouvre ! la Messe est là ! pas à l’eau bénite !… au sang chaud ! sang, tripes, plein le tunnel !… le rare de rare qui réchappera pourra jamais vraiment se vanter s’il a tué tous les autres ou non ? Croisade ! croisons ! pèlerins bolides ! pleins la minute et le peuplier ! pétants, rotants, colères, fin ivres ! Château Trompette ! canard maison ! les C.R.S. regardent… marmonnent… agitent… gesticulent… brassent le vent !… trente bornes à la ronde les fidèles sont venus… tout voir ! tout voir ! plein les deux remblais les voyeurs !… mémères, pépères, tantines, bébés ! sadiques pécores ! le gouffre à 13o à l’heure, et les bolides, et les C.R.S. en pantaine… brassant le vent… tunnel fumant ! Château Trompette ! l’asphalte brûle !…

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Oh ! si j’étais riche, je vous le dis, ou même « assuré social », ce que je regarderais tout ce désordre, toute cette dilapiderie d’azote, carbure, lipides, caoutchouc, toute cette croisaderie à l’essence, canard et super soûlerie avec le calme Napoléon ! mémères, pépères, bagnoles au gouffre !… bien sûr ! bravo !… mais le hic !… on n’a pas ce qu’il faut !… non !… tout dire ! on manque… le ressentiment vous poigne, l’aigreur, la haine… que tous ces porcs vous éclaboussent !… qu’ils flambent chaque Relais, chaque Yquem, chaque tour de roue, pour nous bien de quoi vivre un mois !… et pour même pas se raplatir ! déraciner un troëne !… leur truc masochiste me bluffe pas !…

Louis-Ferdinand Céline
D’un château l’autre
Gallimard, 1957