Sport et liberté du meurtre

La population de Versailles a été douloureusement impressionnée par une série de graves accidents d’automobile qui se sont produits récemment dans la ville du Grand Roi. Le 12 mai, vers six heures du soir, à la sortie des externes du lycée de jeunes filles, deux enfants, une fillette de treize ans et un petit garçon de sept ans, traversaient l’avenue. Soudain déboucha de la place d’Armes une automobile conduite par un petit jeune homme de dix-sept ans. Celui-ci, parvenu à la hauteur du lycée, ne ralentit pas sa vitesse qui était excessive, et les deux pauvres petits furent tamponnés par le lourd véhicule et grièvement blessés.

Le petit garçon avait une jambe fracturée et de nombreuses contusions sur tout le corps. La petite fille avait le cuir chevelu arraché, des côtes défoncées et des membres brisés. Elle ne survécut pas à ses affreuses blessures. Et, détail macabre, aux obsèques de cette infortunée victime, célébrées au milieu d’une affluence considérable, on remarquait les représentants de la famille du meurtrier. Ils devaient très certainement y faire bien bonne figure. Un autre accident du même genre eut lieu à Versailles le 13 mai. Une automobile descendant la côte de Picardie passa sur le corps d’un cycliste, lui fracturant le crâne et lui défonçant la poitrine, et, avant de s’arrêter, renversa encore un autre cycliste qui fut grièvement blessé. Le premier fut transporté dans un état désespéré à l’hôpital. Il y mourut peu après. Le second put être reconduit à son domicile. Le même jour, on n’a d’ailleurs compté pas moins de cinq accidents causés par des automobiles, à des cyclistes, entre Versailles et Ville-d’Avray.

On comprend parfaitement que la fréquence et la gravité de ces accidents aient désolé et inquiété la population. La foule avait failli écharper le chauffeur qui, sur la côte de Picardie, avait écrasé les deux cyclistes. Et les autorités locales, partageant l’émotion et les inquiétudes de la population, décidèrent de prendre des mesures pour protéger la vie et la sécurité des citoyens contre les excès des écraseurs. Ces mesures très légitimes n’allèrent d’ailleurs pas au-delà de la stricte application de règlements qui auraient dû être partout et toujours respectés, mais dont l’observation est singulièrement relâchée. Or, les automobilistes semblent vouloir se placer au-dessus des lois, une partie de la presse sportive fulmine contre les Versaillais. « Faudra-t-il boycotter Versailles? » s’écrie une de ces feuilles. Et elle exhale sa colère et ses menaces.

Les privilégiés du sport professent un tel mépris des lois et du devoir social qu’ils crient à la souricière et à l’embuscade aussitôt que, par hasard, les autorités publiques les rappellent au respect des règlements. Il faut aux ploutocrates du cent à l’heure la licence absolue, et malheur aux écrasés récalcitrants. En s’insurgeant ainsi contre les mesures prises pour protéger la vie des citoyens, en menaçant de boycottage les villes dont l’administration est confiée à des autorités soucieuses de la sécurité des populations, les automobilistes semblent revendiquer, au moyen de la pression la plus odieuse, tout simplement la liberté du meurtre. Ils s’imaginent que devant leurs menaces de boycottage, et pour complaire à quelques débitants d’essence ou à quelques gargottiers dont les intérêts pourraient être lésés par l’abstention d’un certain nombre de chauffards, les autorités locales auront hâte de baisser pavillon et de subir le bon plaisir des écraseurs. Et on évoque avec fierté la campagne dirigée contre Saint-Germain.

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Quelle est donc cette puissance devant laquelle capitulent les pouvoirs municipaux et qui, au nom de la liberté du meurtre, ose affirmer son mépris des lois et proclamer hautement son triomphe? Cette puissance n’est représentée dans ce pays de 39 millions d’habitants que par quelques milliers d’individus. Mais ces individus sont fortement organisés. Ils ont constitué des groupements qui sont présidés et patronnés par des personnalités connues, riches et influentes. Ils disposent d’une presse spéciale et bruyante qui est à leur solde et dévotion.

Cette presse flatte les bas instincts de la tourbe des jouisseurs. Elle exalte les exploits de cirque des gladiateurs modernes. Elle se propose maintenant d’exploiter la passion du jeu par l’établissement du pari mutuel pour les courses d’automobiles.

« Dieu a institué partout, écrivait avec son implacable ironie M. Georges Clemenceau, dans l’Aurore du 20 décembre 1897, sous des formes variables, le gouvernement des plus forts. C’est que les plus forts ont raison, voilà tout le mystère. S’il se rencontre sur le globe des carrefours d’écrasés, aménageons des morgues pour ôter ce charnier de notre vue, et ne nous troublons pas l’esprit de telles misères. Dieu, là-haut se réserve de nous donner d’autres spectacles dont la beauté nous fera seulement regretter qu’il n’ait pas commencé par là. L’avantage de cette philosophie, c’est qu’elle assure la clientèle des satisfaits au journal qui la met en formules courantes pour donner une conclusion de légitimité à tous les coups de brutalité de la vie. Car les forts, en écrasant les faibles, demeurent bons, quoi qu’on en dise, et ne se sentiraient pas rassurés si quelqu’un ne se trouvait, prêtre ou écrivain laïque, pour leur expliquer que le mal dont ils sont les agents plus ou moins volontaires est d’ordre de la divinité. Dès lors, tout s’arrange. Il ne faut plus que fournir à chacun des maximes charitables dont la générosité des heureux se plaît à envelopper les souffrances d’autrui. Débit d’autant meilleur pour le commerçant de papier imprimé, que la classe fortunée se tient fortement unie pour défendre ses privilèges, tandis que l’ignorance égrène et disperse la foule… »

Les automobilistes sont à l’heure présente certainement les plus forts contre la masse éparse de tous ceux que révolte leur cynique arrogance et leur souverain mépris de la vie d’autrui. Assourdis par leur propre bruit, les écraseurs n’entendent pas la colère qui monte et qui gronde. Leurs victimes, qui hier criaient pitié, crient justice aujourd’hui. Avant qu’elles ne crient vengeance, il faut que tous ceux qui ont le respect de la vie humaine se réunissent pour constituer une Ligue nationale pour protéger la vie et la sécurité des citoyens contre les excès des automobilistes. Faisons bloc contre le syndicat des écraseurs, et nous verrons alors si une poignée de chauffards pourra dicter la loi au pays.

Arzamas.
Le Radical, 4 juin 1906