Serrons le frein

On ne saurait assister avec indifférence aux accidents terribles et répétés d’automobiles dont nous sommes à chaque instant témoins.

Vendredi 17 août, deux voitures s’abordent aux environs d’Auberville, petite commune située entre Houlgate et Villers. On ignore encore le nombre exact des victimes, mais on sait, à n’en pouvoir douter, que la rencontre a coûté la vie à l’un des officiers supérieurs de notre armée, M. le lieutenant-colonel Croiset, du 130e de ligne. Mme Croiset est blessée, et l’on a des raisons graves de croire qu’un autre des voyageurs, M. le lieutenant d’Abrantès, du même régiment, est sérieusement atteint.

Le même jour, à la même heure, une automobile, lancée à toute vitesse, heurte la machine d’un train de voyageurs en marche, à l’intersection de la route Paris-Cherbourg et de la ligne du chemin de fer départemental de Cormeilles à Thiberville. La locomotive du train de voyageurs (1re, 2e et 3e classe) supporte le choc furieux de la richissime voiture, vertigineusement menée par le prince Mohammed-Ibrahim, parent du khédive d’Egypte, l’automobile est littéralement mise en pièces par le train qui continue son service départemental; une heure après, le chauffeur expirait dans d’atroces souffrances, et le prince Mohammed-Ibrahim agonise en ce moment, s’il n’a pas rendu le dernier soupir, à l’hôpital de Bernay.

Le même jour, un négociant lyonnais, parcourant en automobile la route de la Biolle à Grésy-sur-Aix, dans les environs de Chambéry, a renversé un passant, qui a bientôt succombé à l’hôpital d’Aix-les-Bains.

Le lendemain, samedi, un petit garçon de neuf ans a été broyé, à Saint-Cloud, par une voiture Mercédès. Est-ce tout? Non. Samedi également, place de l’Etoile, à Paris, une jeune fille, conduisant une petite voiture où se trouvait un enfant de quinze mois, a été renversée par une automobile: un hasard inouï a voulu que le bébé, projeté sur la voie publique, ne fût pas blessé; la jeune fille a été transportée à l’hôpital dans l’état le plus grave.

Si à la mode que soit l’automobilisme, si enthousiastes que soient ses partisans, si puissants que soient ses défenseurs, il lui est impossible, cette fois, d’en être quitte pour les catastrophes qu’il accumule.

S’il plaît aux riches d’exposer leur vie dans un genre d’amusements qui a surtout pour attrait, à leurs yeux, sa très grande cherté, qui fait l’étalage de leur fortune, la République, gouvernement de tous, fondé sur le respect des droits égaux de tous, dont le plus important est le droit à la sécurité la plus essentielle et la plus élémentaire, le droit à la conservation de la vie, a pour devoir impérieux de protéger l’existence humaine contre les abus meurtriers des fantaisies de l’argent.

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Il ne sert à rien de multiplier les écoles, d’y élargir sans cesse le programme d’enseignement et de vanter sans cesse la sollicitude qu’on éprouve pour les enfants, s’ils ne peuvent pas sortir de chez eux sans courir le risque d’être mis en bouillie. A quoi sert de multiplier les œuvres maternelles ou autres pour le premier âge, si une bonne marque s’arroge le droit de bousculer et de faucher les berceaux ou ce qui les contient? Pourquoi parler de liberté, d’égalité et de fraternité, si un pauvre diable qui va tranquillement à sa journée, ou qui en revient, se trouve supprimé sans phrase, éloigné de la vie, comme disent les marins des malheureux balayés par la lame, parce qu’il a fait la rencontre d’un homme qui a plus d’argent que lui et qui le lui a montré en le retranchant brusquement du nombre des humains?

L’industrie de l’automobile est une industrie très chic et très florissante; mais, dans son état actuel, c’est une industrie homicide. Sa prospérité coûte cher, très cher; son génie apparaît sanguinaire et féroce entre tous.

L’automobilisme interdit à l’enfant, au vieillard, à l’infirme, de paraître sur la route qui, cependant, leur appartient, qui appartient à tous, de par l’ordre naturel des choses, et qu’il usurpe! Non seulement il multiplie drames et tragédies; non seulement il plonge villes et campagnes dans le deuil; mais il révèle et propage, dans des proportions tous les jours plus effroyables, un instinct de sauvagerie qui est certainement, au point de vue moral, un des plus tristes et des plus inquiétants symptômes de l’heure présente.

C’en est trop, cette fois. Sous peine de trahir tous ses devoirs, l’autorité, la loi doivent intervenir pour mettre à la raison ce brutal seigneur et lui imposer un frein plus solide que tous ceux qu’il a su fabriquer jusqu’à ce jour.

C.
Le Radical, 20 août 1906.

Un commentaire sur “Serrons le frein

  1. Hdkw

    « la République, gouvernement de tous, fondé sur le respect des droits égaux de tous, dont le plus important est le droit à la sécurité la plus essentielle et la plus élémentaire, le droit à la conservation de la vie, a pour devoir impérieux de protéger l’existence humaine contre les abus meurtriers des fantaisies de l’argent. »

    100 après, des milliers de morts chaque jour sur toute la planète.

    « L’automobilisme interdit à l’enfant, au vieillard, à l’infirme, de paraître sur la route qui, cependant, leur appartient, qui appartient à tous, de par l’ordre naturel des choses, et qu’il usurpe! »

    100 après, on ne peut plus marcher en sécurité entre deux village, l’interdiction est intégrée.

    Triste siècle.

     

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