Les automobiles

Il y a quelques jours, un de mes amis me donnait ainsi la définition des voitures automobiles: « Des machines inventées pour casser les reins à ceux qui les montent, et écraser ceux qui ne les montent pas. »

Evidemment, j’avais affaire à un dénigreur de parti-pris de ces nouveaux véhicules qui, dans un avenir prochain, vont mettre à la retraite, ou à la boucherie les rosses qui traînent nos fiacres délabrés, et les magnifiques spécimens de la race chevaline qui mènent les camions lourdement chargés. Sa définition était de tout point incomplète et mauvaise, car il se contentait d’indiquer des accidents probables, certains même sans mettre en parallèle les nombreux et excellents services que nous sommes en droit d’attendre de ce mode de locomotion rapide et original.

Quelques-uns qui se piquent de mettre le goût et l’esthétique partout, disent que ce n’est pas beau, une voiture automobile; qu’il faut avoir des sentiments artistiques déplorables pour admirer un véhicule courant à toute vitesse à travers les rues et les boulevards, sans être remorqué par le cheval, la plus noble conquête de l’homme, et d’autres balivernes tout à fait passées de mode, à la fin du siècle où nous vivons.

Oui, je le veux bien, ce spectacle nouveau étonne de prime abord; mais croyez-vous que les vélocipèdes à leur début n’ont pas paru ridicules? Et qui, maintenant, pense à s’en offusquer? Du reste, les générations nouvelles qui dans quelques années seront accoutumées à voir les automobiles se multiplier, et les fiacres à chevaux passés à l’état de vieux débris, trouveront assurément ces derniers ridicules, et les mettront au rancart comme nous l’avons fait nous-mêmes des antiques diligences, avantageusement remplacées par les machines de nos chemins de fer.

Il faut s’habituer à ne s’étonner de rien, et nous rions bien aujourd’hui en songeant qu’une des objections faites — en Angleterre — à l’établissement du télégraphe, était que les poteaux supportant les fils paraissaient ridicules! Ridicules étaient plutôt les imbéciles qui émettaient une semblable opinion.

Puis, en fait de ridicule, où n’en trouve-t-on pas? Qu’on me signale quelque chose, quelque invention qui n’ait pas son ridicule au moins par quelque côté.

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Donc, à ce point de vue, la cause est entendue, et les automobiles ont bien décidément acquis droit de cité et de circulation. Reste le point délicat des fameux écrasements prévus et prédits. Sur cette question, je ne sais qu’une chose à répondre: c’est de prendre garde de se trouver sur la route de ces écraseurs. Le conseil, direz-vous est excellent, mais il est un peu naïf! Eh ! par bleu, je donne celui-là parce qu’il est infaillible; je ne conseillerai pas de rester constamment sur les trottoirs, puisque, paraît-il, notre chère compagnie des tramways va s’en emparer pour y faire circuler son matériel de rebut.

Alors, quel parti prendre? les trottoirs envahis par les tramways, la chaussée sillonnée par les automobiles, les bicyclettes, les camions, les fiacres, et autres véhicules, le plus simple serait de rester chez soi. Que, si l’on est obligé de sortir pour ses affaires ou pour ses plaisirs, le mieux encore est de s’installer dans un des susdits véhicules, fut-ce une voiture automobile, car il m’est avis qu’il est encore préférable d’être écraseur que d’être écrasé.

Et si, un choc quelconque précipite les écraseurs sur les écrasés, il se produira inévitablement un écrabouillement général donnant une petite idée du grand cataclysme qui doit mettre fin à l’existence du monde que nous habitons. Les savants en us et en x pourront peut-être, en observant les effets qui se produiront alors, en déduire les circonstances dans lesquelles aura lieu le choc final qui terminera l’existence de ce que nous appelons la Terre. Ce sera donc d’un grand intérêt pour la science, et à ce point de vue, les automobiles ont droit à l’admiration des foules.

Raoul d’Avrigny
Nîmes-journal, 28 novembre 1896.

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