Les écraseurs

Samedi soir, un petit garçon d’une douzaine d’années était renversé par une automobile et amené chez le pharmacien qui se trouve au n° 17 de la rue de Paris. Le pauvre gosse qui avait le bras cassé en divers endroits faisait entendre des cris déchirants. Un certain nombre de cyclistes tournaient autour de l’auto, ressemblant à ces petits oiseaux qui dans un bois voltigent autour d’un hibou et dénoncent la présence de leur redoutable ennemi.

Le lundi suivant, 9 juillet vers 6 heures 1/2 du matin, nous étions témoin d’un nouvel accident qui se produisait également dans la rue de Paris, mais du côté opposé, à hauteur de la place de la Prévoyance. Une autre auto filant à une allure exagérée, renversait une femme âgée d’une trentaine d’années environ. Cette fois la victime avait été atteinte à la tête; son sang inondait la voie publique et c’est dans un état désespéré que des passants charitables la conduisirent devant une pharmacie qui n’était pas encore ouverte à cette heure matinale.

Ces accidents causés par les conducteurs fous et maladroits d’outils malfaisants et généralement inutiles ne sont pas les seuls de la semaine. Les journaux quotidiens ont une rubrique spécialement réservée aux exploits des chauffeurs. C’est une chronique sportive dont le titre pourrait être: La chasse à l’homme!

Et la profession est absolument libre! Tout capitaliste, fut-il le dernier des crétins, peut s’offrir une machine de 40 chevaux et promener son oisiveté à 100 kilomètres à l’heure. On connait le sérieux du soit disant examen exigé par les règlements de police!

J ai eu l’occasion de le passer autrefois cet examen; voici dans quelles conditions: C’était dans une petite ville de province. L’ingénieur des mines qui m’avait convoqué pour remplir la formalité officielle devait arriver par le train de midi. Je l’attendais à la gare, assez perplexe sur la façon dont je me tirerais des courbes savantes, des arrêts brusques qui seraient probablement exigés.

Le train arrive, un monsieur en descend, vient vers moi, jette un coup d’œil rapide sur mon véhicule, puis brusquement: « Il est l’heure de déjeuner, n’est ce pas cher monsieur, ayez donc la bonté de me conduire à l’hôtel des Bains! » Un tour de manivelle. Le fonctionnaire prend place dans l’auto et quarante secondes après je le descendais devant son hôtel sans avoir eu à accomplir le moindre virage ni même croisé une seule voiture. Je n’avais pas fait cinq cents mètres. L’examen était terminé. Une carte rouge me fut délivrée.

Lire aussi :  Les victimes collatérales de l’automobile particulière

C’est tout ce qu’il me reste en fait d’auto, car ce moyen de locomotion ne me rendait aucun service pratique. L’immense majorité des véhicules que nous rencontrons sont du reste des voitures de promenade ou de course. Elles sont les plus dangereuses pour les piétons. Notre banlieue est particulièrement éprouvée par ce fléau.

Depuis quelques années, un certain nombre de rues et de carrefours de Vincennes sont devenus inhabitables sans autres profits pour la prospérité de la ville que la poussière, le bruit, les odeurs infectes et la perspective de l’inéluctable écrabouillement! Comment les populations acceptent-elles leur triste sort?

C’est que les écraseurs sont de puissants personnages! Leur industrie, mortelle pour beaucoup, désagréable à tous, fait vivre plusieurs douzaines de mécaniciens et enrichit quelques fabricants. Les chauffeurs ont trouvé à la Chambre pour les défendre le citoyen Coûtant qui s’est trouvé d’accord sur ce point avec la haute finance et les millionnaires de l’extrême droite. Ces messieurs ont aussi des associations prospères comme l’Automobile-Club, le Touring-Club qui les soutiennent et les encouragent.

Les écrasés ne sont pas syndiqués, hélas! Leur situation est moins enviable. Ils ont un rôle… inférieur et…. sacrifié. Ils figurent mal. Ces pauvres comparses continueront à suivre leur destinée jusqu’au moment où la foule, fatiguée de transporter sur les dalles des pharmacies des membres ensanglantés, finira par se rendre justice à elle-même. Ce jour là, par exemple, les poires en caoutchouc pourraient être quelque peu malmenées!

L. Dujardin.
Le Tribun, 15 juillet 1906.

Un commentaire sur “Les écraseurs

  1. lobo-t

    https://www.lavoixdunord.fr/1230856/article/2022-09-20/lille-une-cycliste-grievement-blessee-apres-avoir-ete-percutee-par-le-conducteur

    https://www.ladepeche.fr/2022/09/20/haute-savoie-en-pleine-ascension-un-cycliste-pousse-a-terre-par-un-automobiliste-10555482.php

    etc.

    Vous devriez tenir un point journalier sur l’assassinat quotidien de mes camarades cyclistes. L’article de LVDN fait en plus un bilan annuel sur ces crimes.
    Je ne consulte que ces deux torchons régulièrement histoire de ne pas perdre pied avec la propagande gouvernementale mais je suis bien persuadé qu’il doit y avoir tous les jours sinon toutes les semaines ce genre d’articles dans notre presse régionale inféodée.

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