Le dernier piéton

À la fin du XXIIe siècle, le nombre des Parisiens et des Parisiennes qui continuaient à se servir de leurs jambes pour se déplacer diminua très rapidement. Ce moyen de locomotion, vieux comme le monde, ne répondait plus aux goûts, aux besoins d’une humanité qui voulait aller vite et qui répugnait à l’effort physique.

On estime qu’il restait, à Paris, vers 2199, environ 20.000 piétons au milieu de neuf millions d’habitants qui roulaient en auto, volaient en avion, stationnaient sur des plateformes mobiles ou utilisaient, pour circuler sur les trottoirs nickelés, des patineuses électriques avec lesquelles ils s’entrechoquaient à raison de 30 kilomètres à l’heure.

Ces 20.000 piétons, pour la plupart âgés, passaient pour des originaux puérilement attachés à une tradition périmée… Marcher, mettre un pied devant l’autre, employer ses jarrets pour parcourir lentement et péniblement l’immense Paris, – dont les limites dépassaient celles de l’ancien département de la Seine, – prendre le train n°11 au milieu des fulgurantes mécaniques modernes, quoi de plus vieux jeu, de plus ridicule?

Les rangs de la dernière infanterie s’éclaircirent encore… Des centaines, des milliers de piétons furent renversés, écrasés, laminés par toutes sortes de roues plus ou moins caoutchoutées; d’autres furent broyés par des appareils volants qui, soudain, ne volaient plus.

En 2205, il restait, en tout et pour tout, 500 piétons parmi lesquels la statistique de la Préfecture de police citait : 10 membres de l’institut, 33 sénateurs, 2 sociétaires à part entière de la Comédie-Française, 9 professeurs au Collège de France ou à la Sorbonne, 4 généraux, 43 rentiers et rentières, etc.

Divers accidents réduisirent encore ce dernier carré. Quelques piétons moururent aussi d’une mort naturelle; ce fut d’ailleurs l’exception.

En 2215, les survivants de la « piétaille » parisienne étaient 40… Ils fondèrent une Académie qui fournit maints sujets de sketches cocasses aux revuistes. Hélas ! deux ans après, ces bons vieillards n’étaient plus que 20… En 2221, ils étaient trois, comme les anabaptistes ou les mousquetaires. L’un était membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, l’autre donnait, au Muséum, un cours sur les mœurs des hannetons ; le troisième pêchait à la ligne entre le Pont des Arts et le Pont-Neuf.

C’est ce vieillard qui, en 2222, représentait seul la race, jadis si nombreuse, des piétons.

Il aurait pu dire, avec un orgueil légitime : Il n’en est resté qu’un et je suis celui-là!

Mais il n’avait aucun orgueil et, comme tous les pêcheurs à la ligne, – au fait, il n’y avait plus que lui non plus pour cultiver ce sport contemplatif, – il ne disait rien du tout.

Le dernier piéton s’appelait Placide Durand.

Ancien fonctionnaire, il habitait, dans l’île Saint-Louis, une vieille maison qui, avec ses cinq étages, paraissait bien modeste auprès des gratte-ciel dont se hérissait le Paris du XXIIIe siècle.

En dépit de toutes les remontrances, de tous les sarcasmes, il se refusait à considérer ses jambes et ses pieds comme des accessoires inutiles, – et, chaque jour, il s’en servait selon l’usage immémorial qu’avait condamné le progrès des moyens de locomotion.

Inutile de dire que Placide Durand était devenu la plus sensationnelle des curiosités parisiennes. En descendant du rapide aérien, les étrangers posaient la question rituelle: « Nous avons trente-cinq minutes à passer ici… Que faut-il voir? » et les ciceroni leur répondaient avec ensemble:

« La Vénus de Milo, la Joconde et Placide Durand.

– Placide Durand ?

– Oui, le dernier piéton !

– Commençons par ce phénomène… »

Aussi, chaque fois qu’il sortait de chez lui, Placide Durand était-il escorté d’une nuée d’avions et autos montés par des badauds qui échangeaient ces réflexions:

« Pas possible !… Il marche avec ses jambes !

– Il ne va pas vite, mais enfin il avance !

– Comme c’est curieux ! Voyez comment il ramène, à chaque pas, le pied resté en arrière pour le porter en avant… C’est vraiment très curieux!

– Il a dû apprendre ça quand il était tout petit. »

Des femmes s’exclamaient :

« Le pauvre homme doit se fatiguer horriblement !… »

Des professeurs instruisaient leurs élèves :

« Voilà comment se déplaçaient nos pères… Ils n’étaient pas pressés et se contentaient fort bien d’une moyenne de quatre ou cinq kilomètres à l’heure. »

Des gavroches, accroupis sur des patineuses mues par l’électricité, suivaient le dernier piéton en lui prodiguant des brocards de ce genre :

« En voilà un vieux fou qui fait de l’équilibre dans la rue !

– Il marche sur ses pieds… Pourquoi pas sur ses mains ?

– Ferme ton compas, eh ! grand-père, tu vas le casser !… »

Plusieurs cirques et music-hall scientifiques de l’étranger, où l’adresse, la force, l’audace humaines étaient remplacées par des exercices d’automates, proposèrent à Placide Durand des ponts d’or, voire de platine, s’il consentait à faire un tour de piste à pied, au cours de leurs représentations… Des affiches irrésistibles avaient déjà été projetées:

ATTRACTION SENSATIONNELLE !
Le plus surprenant acrobate des temps modernes :
PLACIDE DURAND
(de Paris)
L’HOMME QUI SE DÉPLACE AVEC SES JAMBES
N. B. – Les expériences du « Dernier piéton » sont soumises au contrôle scientifique le plus rigoureux.

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Mais Placide Durand répondit aux managers :

« Non, je ne marche pas ! »

Un groupe de députés signa une proposition de loi ainsi conçue :

Article premier. – Placide Durand, surnommé le « Dernier piéton » sera logé au Muséum (Section paléontologique).

Art. 2. – Il est formellement interdit de l’écraser sous un prétexte quelconque: le préfet de police, nommé conservateur du « dernier piéton, » prendra toutes mesures utiles pour le mettre à l’abri des chars mécaniques.

Art. 3. – Après la mort de Placide Durand, le corps sera remis à la Faculté de Médecine qui se livrera, dans l’intérêt de la science, à l’étude anatomique des jambes de ce curieux phénomène.

Le rapporteur du projet de loi déclara à la tribune :

« Messieurs, si nous trouvions, dans quelque caverne, un iguanodon, un plésiosaure, un diplodocus vivant, nous attacherions à ce survivant des temps préhistoriques une valeur inappréciable et nous ferions tout au monde pour le conserver le plus longtemps possible… Nous possédons, à Paris même, un spécimen de l’humanité qui, jadis, rampait sur la Terre en se servant péniblement de ces deux supports qu’on appelle les jambes. Ce spécimen est unique : dans un intérêt à la fois scientifique et historique, nous proposons qu’il devienne propriété de l’État et que sa conservation soit assurée, aussi longtemps que possible, par les soins du préfet de police. »

Quelques députés ultra-modernistes lancèrent ces interruptions :

« Votre dernier piéton n’est pas intéressant !

– Écrasons celui-là comme les autres !

– Des piétons, n’en faut plus !

– Empaillez-le tout de suite et que ce soit fini ! »

Mais le projet n’en fut pas moins adopté à une forte majorité.

Placide Durand se refusa tout d’abord à quitter son vieil appartement pour aller s’installer dans la galerie des diplodocus, mais il lui fallut bien obéir à la loi. C’est d’ailleurs à pied, suivi d’un cortège d’automobiles, survolé par d’innombrables avions, qu’il se rendit au Muséum.

« Au moins, demanda-t-il aux savants qui lui palpaient les mollets, au moins, je pourrai sortir de temps en temps, pour pêcher à la ligne ?… La Seine ne coule pas loin d’ici. »

Cette autorisation lui fut accordée après une enquête.

C’est le jour même où Placide Durand devint, bien malgré lui, un des pensionnaires du Muséum, que ce rescapé des temps préhistoriques fut interviewé par un rédacteur du Sans-Fil, le grand quotidien « mondial. »

Voici un extrait de ce curieux article :

« Le dernier piéton n’a pas l’air fatigué de s’être tant servi de ses appendices inférieurs. Je dirai même qu’il paraît mieux portant que nombre de ses contemporains à qui la marche est inconnue.

« Justement, me déclara Placide Durand en fumant sa pipe, c’est en marchant que j’ai pu rester tel que vous me voyez, c’est-à-dire, souple, dispos, bien portant… Si j’avais suivi l’exemple que me donnent les gens d’aujourd’hui, j’aurais pris du ventre, j’aurais les membres ankylosés, je serais incapable du moindre effort… La marche, voyez-vous, est un exercice hygiénique que nous commande la nature : nous avons des jambes, c’est pour nous en servir! »

Comme je souriais avec scepticisme, cet original continua :

« Les moyens de locomotion modernes sont admirables, je n’en disconviens pas. Aller de Paris à New York en deux heures trois quarts, c’est superbe, – encore que le monde risque de devenir trop petit pour les ambitions qui s’y agitent, – mais c’est folie d’avoir oublié que nous sommes, avant tout, des bipèdes et que nous sommes faits pour nous déplacer, à une vitesse modérée, à l’aide de nos moyens physiques, dans un monde où l’échelle des proportions ne peut être changée sans risques… En tout cas, ces jambes que vous ne voulez plus utiliser subiront le sort de tous les organes qui deviennent superflus : elles vont se raccourcir, s’anémier, disparaître progressivement… »

Placide Durand eut un rire silencieux et, après avoir rallumé sa vieille pipe, il ajouta, sarcastique:

« On s’est parfois demandé ce que sera la postérité… Elle sera cul-de-jatte! »

Ce pauvre homme, évidemment, déraisonnait ; je l’ai quitté sans oser lui rappeler le proverbe: « Quand on n’a pas de tête, il faut avoir des jambes! »

Le dernier piéton vécut quelques années encore, entouré d’une curiosité qui ne laissait pas d’être ironique.

La date de sa mort doit être placée vers 2232…

Son conservateur, le préfet de police, négligea-t-il la mission dont il avait été chargé ? C’est probable, car, un beau matin, Placide Durand fut happé par un autobus à vingt-quatre roues qui longeait les quais à raison de cent vingt kilomètres à l’heure…

On ne releva qu’un cadavre et, pour comble de malheur, – la Faculté de Médecine ne s’en consolera jamais, – les jambes mystérieuses du dernier piéton étaient affreusement broyées…

Clément Vautel.
L’Almanach des coopérateurs, 1932.