De l’inutilité du piéton

Ceci est le chapitre XVII d’un colossal ouvrage psychologico-zoologique que j’achèverai quand j’aurai le temps et ferai imprimer quand j’aurai trouvé un éditeur. C’est vous dire combien est vague la date de cette publication.

L’actualité torride de ce chapitre XVII, au moment où les pouvoirs publics paraissent s’émouvoir des progrès de l’automobilisme et où M. Hugues Le Roux va tous les matins chez Gastine-Renette pour apprendre à crever un pneu à vingt-cinq pas, me décide à le livrer seul au public.

1° DU PIÉTON

Le piéton est un animal vertébré de la classe des mammifères qui, comme son nom l’indique, se plaît à se rendre d’un endroit à un autre – soit pour chercher sa nourriture, soit pour toute autre cause – avec le secours seulement de ses deux pieds… et quelquefois d’un seul.

Cette obstination à continuer à se servir de moyens de locomotion aussi peu perfectionnés que les pieds, indique suffisamment que le piéton est un animal arriéré : qui marche aujourd’hui avec ses jambes ne marche pas avec son siècle.

De ceci, il est facile de conclure que le piéton, même lorsqu’il se hâte, peut être considéré comme un animal lent qui procède de la tortue et de l’escargot.

Doué de faibles moyens et d’organes de locomotion tout ce qu’il y a de plus primitifs, le piéton a conscience de son infériorité ; il sait quel peu de confiance il doit avoir dans des membres inférieurs – ô combien inférieurs ! – qui ne lui permettent de parcourir que mille mètres en dix minutes et au prix d’un véritable effort. D’où cet état de crainte perpétuelle dans lequel vit le piéton, ses allures inquiètes, ses brusques mouvements de tête, ses soubresauts qui en font une sorte de lièvre, moins la vitesse.

Cet animal est, physiologiquement aussi, très imparfait. Quelques milliers de mètres parcourus provoquent chez lui une paralysie spéciale que l’on appelle la fatigue ; dès que la température s’élève un peu, il est sujet à des transpirations plus ou moins abondantes ; la moindre montée ralentit sa piteuse allure et provoque chez lui des essoufflements et des battements de cœur qui sont généralement en raison directe de son volume et de son poids.

Le piéton est encore sujet aux ampoules, aux entorses, aux crampes et à quantité d’autres accidents facilement explicables par la défectuosité de son organisme ambulatoire.

Au moral, le piéton, comme tous les faibles et les impuissants, est rageur, soupçonneux, vindicatif ; il a la manie de la persécution. D’ailleurs, très fort en gueule, comme l’on dit, il est prompt à l’injure et ne peut guère être comparé sous ce rapport qu’à ceux qui vont en voiture.

2° SES MŒURS, SES HABITUDES

Le piéton est un animal qui se plaît sur les trottoirs où il peut, jusqu’à un certain point, se croire en sûreté ; il ne serait pas autrement nuisible s’il se cantonnait sur ces abris naturels, mais, soit bravade, témérité, bêtise, soit peut-être à cause des exigences d’itinéraires qui présentent entre lesdits trottoirs des solutions de continuité, il lui arrive fréquemment de se hasarder sur les chaussées.

L’œil écarquillé par la notion assez exacte des dangers qui le menacent, il va, hésitant, ahuri, calculant mal les temps, appréciant mal les distances, s’affolant d’une troupe qui hurle, d’un conducteur qui charitablement le prévient, défaillant pour un brancard qui le frôle ou pour un moyeu qui le laboure. Il manque de décision et de présence d’esprit. On voit constamment des quantités de piétons effrayés qui, arrivés au milieu de la chaussée, reviennent naïvement à leur trottoir primitif, sans réfléchir que les deux moitiés d’une chaussée étant égales entre elles, ils pouvaient, avec le même travail, la traverser tout entière. Constamment, on en voit d’autres « balancer leurs dames » comme au quadrille, devant un cycliste paisible et, faute d’avoir simplement poursuivi leur chemin, faire de leurs deux jambes un râtelier à bicyclette.

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D’autres fois, le piéton est plus dangereux encore : c’est quand il est du genre distrait. Que sa distraction soit la conséquence de vastes pensers, de la hantise d’une police correctionnelle de Damoclès, de l’obsession d’un jupon froufroutant devant lui, le piéton distrait est nuisible entre tous. Il est même, quelquefois, à ce point malfaisant qu’il lui arrive d’aborder des passages dangereux en lisant un journal ! C’est volontairement braver la mort, la solliciter même, dans le but indéniable de causer par sa mort des contrariétés et des ennuis à d’estimables cochers, et je ne pense pas que, dans toute l’échelle des êtres vivants, on trouve semblables raffinements de taquinerie et de méchanceté posthume.

3° LE PIÉTON CONSIDÉRÉ COMME ANIMAL NUISIBLE

Ceci posé, à quoi sert le piéton ? Quelle est son utilité, son but dans la société ? On serait bien embarrassé de le dire, et l’observateur attentif et impartial ne lui découvre au contraire qu’un rôle obstructeur d’ennemi du progrès. Dernier vestige des siècles d’obscurantisme, le piéton est, par définition, un obstacle à la marche rapide en avant et, par essence, un adversaire de toute circulation accélérée, partant de tout perfectionnement social, à une époque où le temps, après avoir été de l’argent si longtemps, arrive à être de l’or.

Qu’est-ce qui interrompt perpétuellement la circulation des rues ? Le passage des théories rampantes de piétons.

Qui est-ce qui fait les rassemblements, les attroupements ? Le piéton ! Que sont toujours les sordides mendiants, les rusés pickpockets, les assassins nocturnes ? Des piétons ! Par qui sont faites les manifestations dangereuses, les révolutions sanglantes, les barricades meurtrières ? Encore par des piétons ! Qui fournit enfin la très grande majorité d’écrasés ? Le piéton, parbleu ! Toujours le piéton ! Cette plaie des cités modernes !

4° DE LA DISPARITION DU PIÉTON

Le piéton disparaîtra, et ce ne sera pas là un des moindres triomphes de la théorie darwinienne. Déjà, l’espèce du piéton sourd et celle du piéton myope ont à peu près complètement disparu depuis l’invention du pavé de bois et depuis celle des roues en caoutchouc; celle du piéton vulgaire est imminente, insuffisamment armée qu’elle est dans la lutte pour la chaussée…

C’est l’inévitable « sélection naturelle » ! Les automobiles de toutes sortes se multiplieront tellement, atteindront de telles allures, arriveront à être si adroits dans l’art de ne pas rater leur homme, que l’on ne verra plus de-ci, de-là, se faufilant, affolés, que quelques piétons préhistoriques.

Et plus tard encore, quand l’espèce cycliste elle-même aura disparu pour faire place à une race nouvelle, la race des chauffeurs aux membres postérieurs atrophiés, – la suppression de la fonction ayant détruit l’organe, – on se montrera curieusement, au musée d’anthropologie, le dernier piéton, entre le dernier Peau-Rouge et le dernier singe anthropomorphe.

Miguel Zamacoïs.
La France libre illustrée, 9 octobre 1898.

Un commentaire sur “De l’inutilité du piéton

  1. letard

    Bonjour,

    Cette présentation est, pour moi, une stupidité sur la définition de piéton.

    Le piéton n’est pas une personne qui se déplace tout le temps à pieds maisqui peut être amené à se déplacer sur une voie publique à pieds.

    Donc un automobiliste peut être piéton s’il doit se déplacer sur la voie publique à pieds.

    Le trottoir fait partie des voies publiques.

    Sur cette base, le dernier piéton n’est pas prêt d’exister.

    A votre service.

    Danny

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