Nous en sommes arrivés à céder tous nos privilèges de citadins pour un désolant désordre de voitures: on a guère fait mieux depuis Esaü et son potage de lentilles*. Les générations futures s’étonneront sans doute de notre volonté, voire de notre empressement à sacrifier le bien-être des malades et des vieillards, le développement artistique, l’éducation de nos enfants, sans parler des possibilités d’accès à la nature, pour la création d’un système de transport défectueux qui permet de parcourir à 100 km/h des secteurs faiblement peuplés, et à 10 km/h des régions de peuplement dense. Mais le curieux désir qui nous pousse à dépenser des milliards de dollars pour lancer une victime propitiatoire sur une orbite planétaire sera peut-être plus aisément compris lorsque nos descendants s’apercevront qu’un semblable rituel superstitieux nous poussait à détruire nos cités en invoquant la religion de la vitesse et l’espoir de la conquête du vide. Les budgets municipaux nécessaires nous manquent pour faire de nos cités des centres biologiquement adaptés, et nous semblons nous résigner à nous occuper d’une seule fonction, le transport, où plutôt d’une petite partie de cette fonction: le déplacement des voitures privées.
in La cité à travers l’histoire, Lewis Mumford, 1961
* Dans la Génèse, Esaü vend son droit d’aînesse à son frère jumeau mais néanmoins cadet Jacob, pour un plat de lentilles
Le tableau c’est Esau et Jacob par Mathias Stomer