Soir d’insomnie. Assis sur le canapé du salon, j’attrape le premier livre à portée de main dans la bibliothèque toute proche. Je commence une lecture presque machinale pour tuer le temps de la nuit. Soudain, je suis saisi par le verbe du livre : « Ô vous tous qui souffrez d’un mal inconnu, qui êtes désemparés et dégréés, (…) fuyez le mensonge des cités, allez vers ces terres incultes qui semblent sortir à peine, fumantes encore, des mains du Créateur, remontez à votre source, et, vous carrant solidement au sein des éléments, tâchez d’y retrouver les linéaments de l’immuable et tranquille Vérité ! (1) »
Ces lignes font monter en moi des souvenirs de forêts fumantes au petit matin. Images d’allées forestières parcourues à l’aube, avec le frisson de voir tout à coup surgir un cerf. Je ressens un besoin de moment essentiel. Nous sommes au mois de septembre, période du brame du cerf. Je décide d’aller saluer à vélo au crépuscule les rois de la forêt.
Quelques jours plus tard, je gare ma voiture en milieu de massif forestier sur le coup de sept heures du soir. Je sors mon vélo du coffre. Je chausse mes bottes et prépare un sac à dos avec de quoi tenir dehors une partie de la nuit. J’enfourche ma bécane. C’est parti ! Les derniers cueilleurs de champignons terminent leurs baguenaudes et regagnent leurs véhicules.
J’en salue un. Ce sera le dernier. Rapidement, j’emprunte une allée et m’enfonce dans les baliveaux pour échapper à toute présence humaine. Ce soir, je ne veux saluer que les arbres. Je me retrouve bientôt seul dans la grande verte. Je respire profondément avec l’impression d’aspirer toutes les largesses des végétaux qui m’entourent. Un peu peur aussi. A cette saison, les cerfs sont moins prudents et peu être plus prompts à charger l’intrus qui s’aventure sur leur territoire. Je jette parfois un œil aux arbres qui m’entourent en imaginant sur quelle branche je pourrais monter en cas de rencontre inopinée.
Pause pique-nique en bordure d’une grande allée forestière, alors que le soleil finit d’éclairer les troncs d’une lumière basse. J’observe ma bicyclette posée contre un arbre. Isolé en forêt, je ne regarde plus mon biclou comme un simple moyen de balade. Mon vélo c’est ma petite reine, avec son air rassurant de me dire « je te porte et t’emmène où tu veux au milieu de ces bois ».
Je profite aussi des dernières clartés du jour pour jeter quelques lignes sur mon carnet de bord. Arrive le moment où je distingue à peine ce que j’écris. Je pose ma plume et lève la tête. Une petite lune rousse monte au-dessus de la canopée.
Les oiseaux de nuit sont les premiers à accueillir la fin du jour en hululant. Les cerfs se taisent encore. Il leur faut la certitude du calme pour s’abandonner à leurs amours. La nuit est désormais complète, sombre et froide. Je m’équipe chaudement et remonte à vélo pour m’habituer à rouler au clair de lune. Je le savais, il y a une magie la nuit pour les cyclistes : on se rend beaucoup moins compte des reliefs et des distances. J’avale des kilomètres de chemins boisés.
La forêt est de temps à autre percée du bruit des véhicules qui la traversent. Je m’impatiente, compte les voitures de plus en plus rares qui circulent et maugrée à chaque fois contre ces moteurs roulants. On les entend venir de loin, on les perçoit longtemps quand elles s’éloignent.
Après onze heures, tout se tait. Je me retrouve seul sur mon vélo au milieu de la forêt. Grand calme, joie profonde. Seul, avec mon vélo, les arbres, mon cœur et les cerfs. Je me sens vivre à plein.
J’entends enfin au loin raire le roi de la forêt. Je me rapproche doucement de la place de brame, coup de pédale après coup de pédale. Quatre cerfs se défient à coups d’appels gutturaux. Les brames profondément gorgés raisonnent dans la clairière où je me suis posté. Je goûte à la puissance de la vie sauvage. Je me retrouve enfin reconnecté à la terre.
Comment résumer l’aventure intérieure vécue à vélo cette nuit-là ? En relisant le livre qui m’avait poussé à partir: « Goûte, ô exilé, la joie d’être vrai ! Le monde occidental n’est plus. Les mensonges, les vains discours, les sophismes sont pour toi comme s’ils n’avaient jamais été. Te voici seul dans la douce pensée de la nuit, et demain, dans le matin frugal, tu seras un homme aux prises avec la terre, un homme primitif sur la planète primitive, un homme libre dans l’espace libre. (2) »
(1) & (2) Ernest Psichari – Le Voyage du Centurion
Une toute petite idée en images de ma virée cyclable en forêt :
https://www.facebook.com/100007777965002/videos/1993821087553804/?id=100007777965002
Chouette, mais dommage d’y être allé en voiture 🙂
Beau texte.
Petite coquille sur « braire » dans l’avant dernier paragraphe.
…et de publier sur Facebook…
Ah, le brame des cerfs, les sangliers qui traversent sans regarder ! Quand on descend les côtes à vélo, au moins, on a le temps de voir les écureuils ou d’échanger un regard interrogateur avec les biches qui hésitent entre traverser et faire demi-tour.
Chez moi, l’animation de l’automne, c’est de regarder les parigots qui sont venus écouter les bêtes sauvages en restant cloitrés dans leur ouature sur le bord des chemins. Z’ont p’t’êt’ peur de se faire attaquer par un boa…
Un peu d’indulgence, on devient tous comme les chercheurs : « publish or perish », et puis quand c’est bon, qu’importe le flacon, pourvu qu’on aie l’ivresse.
Merci pour vos commentaires. Tuzzz. Si j’avais pu aller en forêt à vélo je l’aurais fait. Malheureusement trop loin. Jeanne à vélo : je crois bien qu’on dit raire.Emmp : je suis d’accord avec vous que la contemplation de la nature se fait d’abord sur nos trajets quotidiens. A Rennes au bord de la Vilaine j’aime toujours voir et revoir les oiseaux que l’on surprend en ballade à vélo.
je reste en boatitude devant le comment-terre de emmp… heu béatitude voulais-je dire..
Ça évoque un peu Charles Foster « Dans la peau d’un bête » !
Je vais me la jouer version bon marché d’Alain Rey : « raire » ou « réer » signifie « crier », en parlant du cerf ou du chevreuil. Mais on dit plus souvent « bramer », il me semble. En tout cas, ça fait du bruit, et quand on ne comprend pas ce qu’on entend, ça fait froncer les sourcils !
Moi, j’ai également fait cette expérience cette année: traverser la forêt des Landes en vélo le nuit par la Velodyssee.
Vraiment une expérience unique, inoubliable. Le calme, la solitude absolu, l’immensité de l’espace avec millions d’étoiles dépassant largement la minuscule zone de confort, celle éclairée par ma lampe… On sent chaque vibration du forêt, chaque bruit, chaque odeur.
C’est de sentir la vrai souffle de la liberté.
Expérience que je recommande à tout le monde… et à refaire.