Le cinéma est politique. C’est le nom d’un site qui offre des critiques de films sous le prisme de l’analyse politique. Si cette démarche vous paraît inhabituelle je vous invite à d’abord lire le texte « Pourquoi le cinéma est-il politique ? » en bas de page. Ce qui va être analysé à travers cette série d’articles est la question du transport tel qu’il est montré au cinéma.
En tant qu’objet culturel majeur (40 milliards de dollars de recettes par an contre 15 milliards pour la musique) le cinéma a une influence très large sur toute la planète. Si du Ghana à la Corée du Sud on peut voir des enfants jouer à Spiderman ou s’habiller comme la reine des neiges, ceux-ci sont aussi exposés à des façons particulières de se déplacer mises en avant par les films. Ils vont donc grandir en piochant entre autres dans ces productions culturelles pour définir ce qui leur semble normal, désirable ou méprisable comme mobilité. Par exemple si ces productions culturelles mettaient en avant des transports durables et les rendaient désirables, il est probable que les nouveaux adultes seraient plus conscients et soucieux de l’impact de leur façon de se déplacer. On aurait alors peut-être une chance d’assister à des changements majeurs dans les pays riches avec une forte diminution du nombre de voitures et une nouvelle voie dans les pays pauvres ou l’on éviterait de reproduire les erreurs du tout-voiture en privilégiant massivement le transport public.
La situation actuelle sur le grand écran est hélas tout le contraire. D’une part, le cinéma montre un mépris total pour toutes les formes de transport soutenables (voir note 2). Citons entre autres les stéréotypes sur l’auto-stop (présenté comme dangereux pour les auto-stoppeurs ou au contraire pour ceux qui les prennent en voiture), ceux sur les transports en commun (représentés comme étant systématiquement en retard ou réduits à des lieux de tension et de catastrophe), ou encore l’association du vélo à la pauvreté. D’autre part, et c’est là l’élément le plus frappant dans notre analyse, le 7ieme art fait preuve d’un véritable fanatisme criminel en déifiant la voiture film après film.
Loin des bouchons de la réalité, la voiture du cinéma rend viril et vous envoie littéralement en l’air.
On connaît hélas le résultat en terme sanitaire, social et environnemental 14 ans après le « notre maison brûle et nous regardons ailleurs » de la France. Pourquoi le cinéma s’acharne-t-il autant à regarder ailleurs?
Plusieurs facteurs font que l’on ne peut que s’attendre au pire en terme de représentation des moyens de transport à l’écran.
D’une part, les films commerciaux sont en majorité réalisés par les groupes sociaux en position de pouvoir dans chaque pays. Par exemple, en France, la plupart des réalisateurs sont des hommes blancs et riches. Ces groupes privilégiés vont naturellement mettre à l’écran les choses qui leurs sont familières et donc véhiculer des représentations qui confortent leurs privilèges, à savoir ici des moyens de transports privilégiés et peu durables : principalement la voiture et l’avion.
D’autre part, le cinéma est une industrie capitaliste comme une autre, et noue à ce titre des partenariats entre puissances financières qui renforcent les intérêts de chacun. Les entreprises automobiles permettent aux réalisateurs de faire des gros films, et les gros films font de la pub pour les voitures. Voir par exemple la place de choix pour la voiture dans les productions au budget obscène de Luc Besson.
Aussi, ce sont les États Unis, pays de la voiture et de l’avion et qui a l’un des mode de vie les moins soutenable au monde, qui domine de façon écrasante le marché du film. C’est donc le monde à l’envers : c’est le pays qui a le plus besoin de se taire et de regarder ce que font les autres qui monopolise la parole et impose son point de vue nuisible (pour l’exemple, la distance moyenne que met la nourriture entre son lieu de production et les consommateurs aux US est de 2400 km).
Enfin, la participation de l’industrie automobile dans l’industrie publicitaire et par conséquent dans les médias financés par la pub, est immense. Ne serait-ce qu’en France, les constructeurs automobiles consacrent 2.5 milliards d’euro par an à la publicité alors que le budget global pour la sécurité routière en France est inférieur à 100 millions d’euro. Autant dire que la publicité est une véritable force de police médiatique dont le rôle est d’empêcher la moindre remise en question du tout voiture. Ainsi les ‘journalistes’ travaillant pour des médias financés par la pub ne pourront jamais accorder l’importance que méritent des sujets sur la pollution, les accidents ou le réchauffement climatique. Par contre ils accourront avec enthousiasme quand des constructeurs feront des communiqués sur la dernière voiture électrique ou sans conducteur. Pour l’illustration qualitative, j’ai fait une recherche sur le site du quotidien le plus lu de France : le sac à pubs 20 Minutes. Une recherche des articles mentionnant la « sécurité routière » donne 12100 articles. Tandis que pour « attaque terrorisme » par exemple on trouve 76700 articles. Rapporté au nombre de tués par ces deux phénomènes le journal consacre 0.009 articles par victime de la route et 2.7 articles par victime du ‘terrorisme’ soit 290 fois plus (1.3 millions et 28238 victimes respectivement en 2015 d’après Wikipédia).
On peut donc comprendre que le cinéma aime particulièrement et idéalise le moyen de transport actuel le plus nuisible : la voiture (jusqu’à l’absurde comme on le verra dans la 6ième partie). Cette histoire d’amour occulte bien souvent les nombreux points négatifs associés à la voiture. Combien de films ou la voiture semble ne pas consommer de ressources non renouvelables (pas de mention du coût ou de la disponibilité du carburant)? De la coccinelle de Monte Carlo à la Batmobile il y a toujours de la place pour se garer. De la Doloreane de Retour vers le futur à l’Aston Martin de James Bond les courses poursuites ne font pas de mal à une mouche. Et pour trouver des bouchons au cinéma il faut attendre une attaque d’extraterrestres ou de zombies. Le verdict d’Hollywood est unanime: rien à reprocher à la voiture malgré les 1.3 millions de morts annuelles par accidents (auxquelles s’ajoutent au minimum le double du fait de la pollution) et la catastrophe écologique en cours. Et comme nous allons le voir, les spectateurs Français sont aussi invités à partager ce verdict si on en juge par les films qu’ils ont les plus vu en 2015.
Rendez vous au prochain épisode pour voir comment est envisagé le transport dans les 5 plus grands succès du box-office français en 2015 en commençant par Star Wars!
Le bruit? L’odeur des gaz d’échappement? La pollution qui augmente l’asthme ou les cas d’allergies chez les enfants? Qu’importe… La femme du cinéma ne résiste pas à l’homme automobiliste !
Notes:
1 Pourquoi le cinéma est-il politique ?
Les films et les séries télévisées sont regardés par des millions de spectatrices et spectateurs. Fictionnels, inspirés de la réalité, historiques ou dystopiques, les films et les séries télévisées créent, transforment et véhiculent des représentations qui influencent nos vies et nos sociétés : nous nous identifions à des personnages, nous projetons notre imaginaire dans des univers inventés ou réalistes, nous observons des pans de notre société et de nos vies à travers certains prismes. Le cinéma impacte nos vies de manière très concrète : à titre d’exemple, des vocations peuvent naître et des pratiques se répandre suite au succès d’un film. C’est le cas avec la sortie d’Hunger Games qui s’est accompagnée d’une hausse de fréquentation des cours de tir à l’arc, et de la série des “Experts” qui a popularisé les sciences forensiques.
Notre société est structurée par des relations de pouvoir qui créent des privilèges pour certain-e-s et des oppressions pour les autres. Les normes sociales, intériorisées par tous et toutes quelle que soit notre position dans la société, contribuent à la perpétuation de cet ordre social, en servant bien souvent les intérêts des dominants. Ne pas être dans la norme – c’est-à-dire ne pas être normal-e – signifie recevoir un grand nombre de messages et d’injonctions pour rejoindre la norme : par exemple si vous ne répondez pas aux normes de la minceur de mise dans la société, on vous dira de faire des régimes, du sport et de ne pas porter de vêtements moulants.
Le rôle des représentations est crucial dans l’élaboration et la transmission conscientes ou inconscientes de ces normes. Ne pas être « normé-e » et « normal-e », c’est ne jamais – ou rarement – se voir représenté-e, ou alors de manière négative et stéréotypée. Au contraire, les représentations rentrant dans les normes sont prépondérantes.
L’apprentissage et l’expérience des relations de pouvoir dans la vie réelle sont renforcées par leurs représentations : partout l’on rappelle qui a les privilèges et qui a le pouvoir tandis que l’on invisibilise ceux qui les remettent en cause et luttent contre eux. Les positions de chacun-e sont ainsi intégrées, assimilées comme des positions naturelles dans la société et les voix contestataires sont tues, détournées de manière négative, ou ridiculisées.
Le cinéma est l’un des lieux privilégiés où s’élaborent et se transforment les normes qui façonnent nos représentations et nos vies : c’est en cela que le cinéma est politique. S’interroger sur les discours et les représentations portées par les films et les séries télévisées compte donc pour une part essentielle dans le travail de prise de conscience de ces normes et de ces relations de pouvoir afin de commencer à les déconstruire.
Et cela débute par un premier pas décisif : prendre conscience de l’existence de stéréotypes, de codes scénaristiques, de processus d’invisibilisation et de surreprésentation systémiques dans une grande partie des films produits, qui créent et renforcent des relations de pouvoir et des discriminations dans notre société.
2 Soutenable:
Je qualifie un objet ou un comportement de soutenable dans le cas où son adoption à l’échelle de la planète n’entraîne pas de conséquences catastrophiques. Dans ce sens, la voiture, l’avion et tous les moyens de transport individuels consommant des énergies fossiles ne sont absolument pas durables. Si chaque habitant de la planète avait ne serait ce qu’une moto, ce serait un désastre écologique. Nous en sommes d’ailleurs peut-être déjà au désastre étant donné que l’on va approcher des 2 milliards de véhicules à moteur en 2020. A l’inverse, un monde avec 6 milliards de vélos est facilement imaginable sans impact majeur en terme de ressources ou de pollution.
La couleur de peau a-t-elle un intérêt ?
Sur quelles statistiques vous basez-vous ? Rassurez-moi, aucune (c’est interdit en France), sinon, pourquoi ne pas préciser la confession des intéressés ?
Toujours est-il que je suis d’accord sur le fond de l’article. La sur-représentation de la bagnole me fait de plus en plus halluciner ! Et puis tous ces détails : pas de problème de stationnement, peu d’embouteillage, la ceinture ? rarement ! Au cinéma, on ne va pas plus faire le plein dans la station d’un hyper sordide et on ne pense jamais à verrouiller sa portière… Par contre, c’est toujours cool d’avoir une grosse caisse, même si l’on est le méchant.
premium rush
https://www.youtube.com/watch?v=Pn6ie1zCkZU
En vélo aussi on s’envoie en l’air dans les films (surtout si on a un extra-terrestre dans le panier avant) 😉
Merci pour l’article et vivement la suite.
J’ai pour ma part arrêté de visualiser des images qui bougent il y a environ douze ans, et je dirait que c’est bien plus que de la politique : c’est de la propagande. Parfois inconsciente, mais quand même, outre les placements produit, les valeurs véhiculées par le cinéma et autres fictions animées sentent bien l’huile de vidange rance (entre autres).
vive car frite…!
boaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa
Bonjour!
@Raph:
Cette analyse repose sur la mise en lumière de rapports de pouvoir entre des groupes sociaux. Ici c’est la voiture et l’avion (mobilité du groupe dominant) contre tout les autres modes de transport. Il est donc important pour comprendre les origines de cette représentation partisane des transports de souligner les caractéristiques du groupe social qui produit les films: majoritairement riche, masculin et blanc. La race doit être mentionnée car c’est une réalité sociale (je conseille fortement de lire des textes de Colette Guillaumin a ce sujet).
La confession serait aussi importante si la plupart des réalisateurs avaient la même mais ce n’est pas le cas..
@just des rigolos:
Enorme! Je vais garder le lien pour la suite des articles. Tu as regardé le film?
@CoudCoud:
Ah oui! E.T. doit être renouvelable en plus 🙂
Ca me fait d’ailleurs penser: est ce que les apparitions du vélo au ciné ne seraient pas fortement associées a l’enfance? J’ai pas compter mais ça m’a l’air très probable..
@zit:
Une statistique qui serait intéressante: comparer la proportion de personnes n’ayant pas de voiture entre des populations avec et sans télévision. Je penche pour une empreinte écologique bien moindre chez les gens sans télé!
Bonjour @Hdkw
Dans mon quartier, les vélos sont surtout utilisés par des blancs, pas forcément riches, pas les plus pauvres non-plus.
Les bagnoles qui tournent en rond dans ce même quartier sont souvent remplies de non-blancs (qu’on appelait nie-blankes en Afrique du Sud, pendant l’apartheid) pas si pauvres, sans forcément être riches non plus.
Que dire des chauffeurs de 508-vitres-teintées-costume-en-tergal, véritables larbins de la nouvelle économie ?
Quant aux utilisateurs de 4×4 —je parle là des SUV, crossovers et autres produits marketing aussi inutiles que ridicules, pas des vrais baroudeurs— ce n’est pas une spécificité masculine.
Si les producteurs audiovisuel du monde automobile sont des mâles blancs et riches, leur cible est bien universelle.
@just des rigolos
Premium Rush, c’est marrant 5mn… mais un peu tiré par les cheveux !
Oui c’est ca Raph, les sciences sociales montrent que une des caractéristiques des groupes en position de pouvoir c’est qu’ils ne se considèrent pas du tout comme un groupe. Ils se voient comme une sorte d’universel en opposition a tout les autres qui eux sont bien sur des groupes. Du coup les hommes blancs et riches s’adressent effectivement a une cible universelle qui va adopter leur point de vue a cause de la puissance de frappe médiatique dont ces puissants disposent.
C’est pour ça que quant on parle de communautarisme par exemple on imagine des descendants d’immigrés (donc de pleins de cultures différentes en fait) alors qu’on devrait plutôt avoir en tête l’homogénéité choquante des patrons de médias (censés être pluralistes) ou des membres de l’assemblée (représentant le peuple): des gangs de grands pères blancs et pleins aux as!