L’écologie de l’automobile

Compte rendu de l’ouvrage de Peter Freund et George Martin: The Ecology of the Automobile. Montréal, New York : Black Rose Books, 1993, 213 p.

Ecrit par Pierre Blouin

«À l’aube de la Dépression, Henry Ford affirmait que l’assurance-chômage ne servirait qu’à perpétuer le chômage; qui plus est, le fait d’être sans emploi n’était pas une si mauvaise chose. “Eh bien quoi, c’est bien la meilleure éducation du monde pour ces garçons que d’avoir à se déplacer comme cela un peu partout!”, déclara Ford. En quelques mois de ce régime, ils acquièrent plus d’expérience qu’ils ne le feraient en plusieurs années d’école».

David Olive, «Le temps des purs : les nouvelles valeurs de l’entreprise», Éditions de l’Homme, 1989, p. 75.

C’est à ce père commun de la chaîne de montage de la première gestion moderne dite fordiste que l’on doit aussi cette autre brillante déclaration: «Personne n’a besoin de l’exercice physique. Si vous êtes en santé, c’est que vous n’en avez pas besoin; si vous êtes malades, alors allez voir votre médecin! » Doit-on rire ou pleurer de cette philosophie de la vie qui est bien celle de la cabine vitrée mobile (dixit Ivan Illich)? Voilà un peu où nous a conduits le rêve de celui qui fantasmait de désengorger les villes empestées par le crottin de cheval et leurs carcasses mortes… Et qui voulait rendre la campagne accessible au consommateur-citoyen… Celui qui rendait ses propres employés «riches» afin qu’ils puissent acheter ses propres voitures (illustration parfaite du marché devenu une fin en soi). Hitler avait compris et appliqué le même processus lorsqu’il a décidé de quadriller l’Allemagne d’autoroutes et de faire de la Volkswagen l’auto du peuple, stimulant ainsi un embryon d’économie de consommation qui ne profitera qu’aux dépenses militaires.

De nos jours, le procédé fordien d’enrichissement des travailleurs fait place à la distribution de «stock options», de «bons de croissance» comme le gouvernement français les a baptisées, aux employés des multinationales. Comme quoi l’économie du savoir a encore à en apprendre de l’ancienne…

Qu’est-ce que l’automobile au juste, demandent les auteurs de ce livre (Freund est du New York School of Social Research, et quant à Martin, il s’intéresse entre autres au «Welfare State»)? La réponse ne manque pas de faire réfléchir. Leur approche est globale: l’auto est prise ici comme partie d’un ensemble socio-économique et politique. L’automobile est un phénomène qui amplifie et crée des inégalités sociales, qui a des impacts majeurs sur les politiques publiques, sur les ressources naturelles, sur la qualité de l’environnement, sur l’utilisation du territoire, sur les relations sociales, sur les options disponibles de mobilité personnelle.

L’hégémonie de l’auto est la question centrale du livre, un état de fait que l’on se doit de questionner, et non pas simplement d’atténuer ou d’analyser de façon empirique, comme ces études universitaires sur les dangers de l’alcool au volant ou sur les voies à privilégier lorsqu’on est sur une autoroute congestionnée (parue à l’automne 1999 à l’Université de Montréal…). Sur ce sujet des congestions, lire un texte bien plus drôle et plus profond à la fois, de Pierre Lazuly.

Les fabricants automobiles ont l’argent et le pouvoir de nous conditionner avec leurs pubs qui ne montrent que la nature, la vitesse et le confort, mais jamais les heures de pointe, la pollution et les accidents (de plus en plus terribles) dus en grande partie à la grande puissance de leurs engins et aux nouvelles habitudes ainsi induites chez les conducteurs. Le système automobiliste, on l’a peut-être oublié, est aussi un système technologique, comparable en tous points à n’importe quel autre, celui de l’informatique ou de la technologie par exemple. Un système qui permet la mobilité essentielle à toute productivité industrielle, comme les technologies de l’information permettent celle des données et du savoir.

On ne perçoit de l’automobile que des bienfaits dont elle seule serait porteuse, et qu’elle aurait apportés à la société pour la libérer et la rendre moderne. Les auteurs du bouquin insistent plutôt sur une approche d’ensemble fondée sur une écologie de l’automobile, en nous faisant prendre conscience que les petits bonheurs individuels et économiques se paient, et à un coût de plus en plus prohibitif. Le livre est empli de faits, de statistiques, de comparaisons, tous très éloquents. Les dimensions politiques et sociales de l’auto ne reçoivent aucune couverture dans les médias, et pour cause : les manufacturiers automobiles sont devenus un des plus grands commanditaires des communications publiques, quelles qu’elles soient. Ils produisent un système de consommation individualisée hautement vorace en énergie, et en ressources, qui ne peut être viable à long terme.

Cela, même les fabricants le savent, et c’est pourquoi ils investissent dans d’autres domaines actuellement, comme les hautes technologies, les nouvelles sources de carburant, voire le transport en commun. Mais en même temps, ils continuent de produire davantage, plus puissant, plus gros (les mini-fourgonnettes, dont l’introduction a littéralement sauvé Chrysler de la faillite). Ils continuent à propager un faux sentiment de sécurité chez les acheteurs de gros véhicules. Parallèlement, ils démantèlent leurs usines pour se convertir à la «fabrication modulaire».

L’automobile est l’emblème le plus puissant, le plus fort symboliquement, du gaspillage nécessaire à la société de consommation, et à une économie globalisée unilatérale, dominée par les USA et l’Occident industriel. Déplacer deux tonnes d’acier et de tôle pour chaque individu. «Notre tâche n’est pas d’éliminer mais de réduire notre dépendance à l’automobile» (p. 5), en conciliant besoins sociaux et préférences individuelles. Pas si simple comme programme, dira-t-on: en fait, le déplacement automobile encourage une forme subtile de fausse conscience quant à notre relation avec la société. Elle nous enferme littéralement, physiquement, mentalement, symboliquement, dans un cocon où seul l’individu existe et le social, escamoté. Ce que les auteurs nomment ainsi l’idéologie de l’automobile maximise une forme de liberté individuelle, de choix individuel. Pour l’adolescent, par exemple, l’obtention du permis de conduire marque encore son passage à l’état adulte.

Freund et Martin relient le phénomène automobile à ses composantes cachées et complexes: la planification urbaine, par exemple, faite par et pour l’automobile. La ville a cessé d’être un lieu de repos, de rencontre, de dialogue : c’est désormais un «no man’s land» de services et de production dont on rêve de sortir au plus vite après le travail, et qu’on déserte la fin de semaine. Les coûts des soins de santé, et des impacts sur l’environnement, sont externalisés, c’est-à-dire passés par les producteurs privés ou les utilisateurs, eux aussi «privés», à la sphère publique.

Construction et entretien des routes, police, voirie, subsides de toutes sortes, sont nécessaires aux constructeurs automobiles, mais privent l’État de fonds énormes. «Les bénéfices sont individualisés pour ceux qui peuvent se les payer, alors que les coûts, tels ceux engendrés par la pollution, sont socialisés» (p. 10). Ainsi, parmi d’autres chiffres effarants, on apprend qu’en Ontario, on estimait en 1992 que les dépenses publiques reliées aux compensations des utilisateurs (assurances, soins hospitaliers, etc.) étaient défrayées à 59 % par tous les contribuables, propriétaires ou non d’une voiture.

Un tel système de déplacement est imposé au Tiers-Monde, comme modèle de développement, constatent aussi les auteurs. Avec la mondialisation économique planifiée, un tel schème éliminera les moyens traditionnels, peu coûteux et collectifs de transport propres à ces pays.

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D’un chapitre à l’autre, on ne cesse d’être frappés par les chiffres qui s’y accumulent – pour une fois que les chiffres nous disent des vérités significatives. Par exemple, «la production automobile dépasse considérablement celle de la croissance de la population. Le nombre d’automobiles dans le monde a crû de 300% entre 1960 et 1990, alors que la population mondiale a augmenté de 100%» (pp. 15-16). En Afrique, en 1990, on comptait 113 personnes par auto, 12 en Afrique du Sud, 125,7 en Asie, 3,5 au Japon, 14,6 en Amérique (sauf États-Unis et Canada), 2,1 au Canada, 1,7 aux USA, 2,5 en Europe de l’Ouest. (Statistiques du Motor Vehicle Manufacturers Association, 1992, cités p. 16).

Le rendement énergétique per capita de l’automobile est exécrable par rapport à celui du train ou de l’autobus. Par contre, l’auto est une mine d’or pour les producteurs d’acier, de cuivre et de métaux légers, tels l’aluminium et le titanium. Ce sont des matériaux difficiles à recycler parce qu’ils sont mélangés ensemble et difficilement séparables dans la structure de l’automobile (pp. 17-18).

Dans les villes et les banlieues, l’auto favorise des niveaux élevés de stress et d’agressivité, qui s’accumulent avec le temps. Il suffit d’avoir une seule fois le train de banlieue dans une ville nord-américaine comme Montréal, par exemple, pour vivre une atmosphère totalement différente, faite de convivialité, de relaxation, de discussion, voire de sommeil ou de lecture. Les usagers réclament ce type de transport, mais les gouvernements préfèrent répondre à une autre «demande», celle des autoroutes de banlieue.

Sur la question des coûts reliés à la santé, on peut faire grand état aujourd’hui de la préoccupation des constructeurs quant à la sécurité de leur produit (coussins gonflables, «barres latérales», etc.). Mais sait-on que tout au long des années 60, les lobbies automobiles s’opposaient farouchement aux revendications de groupes comme ceux de Ralph Nader qui exigeaient la simple présence de ceintures de sécurité? L’industrie ne serait plus compétitive, ni rentable, invoquait-on… La sécurité est devenue importante (et rentable) lorsque les coûts actuariels des accidents ont démontré la nécessité de renverser la vapeur, et ce, après la victoire des organisations de défense des consommateurs sur la scène judiciaire et publique américaine. La compétition des Japonais et des Européens a également été déterminante dans cette préoccupation nouvelle de sécurité.

Il ne faut pas oublier que dans le même temps, le format et la puissance des véhicules augmentent, comme on l’a déjà souligné, et que le risque d’accident se trouve ainsi multiplié. Au Québec, par exemple, la vitesse de croisière «permise» et légale sur les autoroutes est de 100 km/h, mais en pratique, la vitesse pratiquée est de 120 km/h, parce que la puissance des véhicules non seulement permet une illusion de sécurité à une telle vitesse, mais parce qu’elle l’exige : on ne va plus assez vite à 100 km/h.. Combinée à la conduite forcée avec les poids lourds entre lesquels il faut se faufiler, une telle conduite est en voie d’être la norme. Les accidents qui en résultent ont des proportions jamais vues jusqu’ici, tels ces carambolages sur les deux principales autoroutes du Québec et de l’Ontario en 1999, qui ressemblaient à des écrasements d’avions, avec des véhicules réduits en débris éparpillés…

Que ce soit sur l’inégalité sociale induite par la voiture, entre les jeunes, les femmes, les personnes âgées, ou encore sur la naturalisation de l’idéologie automobile (dont le terme américain «freeway» témoigne avec éloquence), les auteurs insistent sur une véritable liberté de choix du mode de transport par les gens. Si tant de personnes ont besoin d’une automobile, c’est parce que le seul choix qui est offert est l’auto, et non pas parce que cette dernière constitue le meilleur choix. À Montréal, on ne veut construire des lignes de train de banlieue que si elles servent aussi d’attractions vers une future Cité du Multimédia ou des Technologies. En Europe, le train fait pourtant partie des habitudes depuis plus d’un siècle, et c’est même un facteur de civilisation, un peu comme le livre.

De brillantes analyses sur la phénoménologie de l’automobile, et sur la relation entre l’auto et l’espace, qui s’inspirent des théories de Castells et de Henri Lefebvre sur l’espace social et les conflits, s’ajoutent à ces coups de boutoir pour détruire «l’hégémonie de l’auto». En dernière partie, les auteurs proposent des alternatives, en partant du constat que les forces de l’économie de marché ne font que favoriser l’auto. «La dépendance à l’automobile est un produit direct de l’existence d’espaces spécialisés, de styles de vie et de sensibilités» (p. 143). Il y a lieu d’espérer, nous dit-on, que les années 90 verront une attention plus grande portée à ces problèmes complexes engendrés par le véhicule automobile. Se trompait-on?

Une reconfiguration du transport s’impose, et la période de transition vers une économie de l’après-guerre-froide représente pour les auteurs une occasion à saisir. (Afin d’éviter une “guerre chaude“?). Une telle entreprise représente des opportunités aussi bien que des coûts, avertit-on. Mais peut-on encore y échapper? Ce ne sont certes pas les compétences ni les savoir-faire qui manquent: le transport constitue un marché à exploiter, et un pan important des industries reliées à la défense pourrait fort bien être applicable au développement du transport en commun (p. 166). La diversité réelle des moyens de transport redonnerait à l’automobile la place qu’elle doit occuper, celle d’une simple commodité qui n’a pas à s’assurer la priorité sur toutes les autres.

«Pour qui connaît les autoroutes américaines, il y a une litanie des signes. Right lane must exit. Ce must exit m’a toujours frappé comme un signe du destin. Il faut sortir, s’expulser de ce paradis, quitter cette autoroute providentielle qui ne mène nulle part, mais où je suis en compagnie de tout le monde. Seule véritable société, seule chaleur ici, celle d’une propulsion, d’une compulsion collective, celle des lemmings dans leur caractère suicidaire, pourquoi devrais-je m’y attacher pour retomber dans une trajectoire individuelle, dans une vaine responsabilité?» Telle est la façon dont Jean Baudrillard (Amérique, Grasset et Fasquelle, 1986, pp. 54-55) décrivait la participation fonctionnelle dans une société dominée par l’automobile, allant jusqu’à dire qu’il ne s’agissait plus pour lui de faire la sociologie ou la psychologie de l’automobile, mais simplement de «rouler pour en savoir plus sur la société que toutes les disciplines réunies» (p.55). «L’intelligence de la société américaine, remarque-t-il encore, réside tout entière dans une anthropologie des moeurs automobiles bien plus instructives que les idées politiques» (id.). À n’en pas douter, le livre de Freund et Martin nous permet d’en avoir un aperçu convaincant.

Pierre Blouin
HERMÈS : revue critique