La Bagnole contre l’habitat

SUV (FOLKE KÖBBERLING et MARTIN KALTWASSER)

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Il y a belle lurette que la bagnole, n’a plus grand chose à voir -si jamais elle eut quoi que ce soit à y voir- avec un moyen de transport, et qu’elle n’est plus qu’un signe de conformité sociale, d’adhésion aux normes de comportement et aux apparences du bonheur obligatoire. Le projet consumériste d’une automobile par famille atteignait déjà aux limites de l’imbécillité, franchissant celles du déraisonnable -à supposer que la raison ait quelque chose à nous dire d’un tel projet ; La tendance aux deux voitures par famille dans les classes  » moyennes  » des pays riches, puis le projet d’une voiture par personne et par année, illustrent la transformation de l’objet en fétiche, et de son utilité supposée en prescription religieuse. Là où l’on faisait carême, on fait Salon de l’automobile.

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En bagnole ou non, en usant des moyens de transport publics ou privés, le temps de déplacement entre le domicile et le lieu de travail (quand ils sont encore distincts) est un temps de surtravail, qui réduit le temps  » libre  » disponible. Quant au mode de déplacement, il est une marchandise, non un instrument : sa valeur est moins d’usage que d’échange, et cela n’est évidemment pas en raison de ses avantages concrets, fort hypothétiques et pour une bonne part illusoires, qu’il nous est enjoint (par  » le Marché « ) de nous déplacer en bagnole, mais parce que d’elle est tiré un profit -ou plutôt, et en cascade, une multitude de profits, de ceux des constructeurs à ceux des gargotiers d’autoroutes.

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Qu’on nous parle de circulation (ou de transport) plutôt que de déplacement n’est pas innocent. Les marchandises circulent, les objets sont transportés. Les personnes, elles, se déplacent, et se déplacent elles-mêmes. Nous ne voulons au fond rien d’autre que substituer la liberté de déplacement -de se déplacer- à l’obligation de circuler ou d’être transporté.  » Circulez !  » est un ordre policier ;  » déplaçons-nous…  » peut être une libre décision. Les déportés sont transportés, les nomades se déplacent. La circulation n’est aujourd’hui encore que celles de solitudes aussi étroitement agglutinées dans les rues que séparées dans la société, et conduites du lieu de leur ennui à celui de leur exploitation.

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Un  » urbanisme  » pensé en fonction des bagnoles n’est qu’un agencement. Des villes conçues en fonction du trafic automobile ne sont que des échangeurs autoroutiers. Nous en tenons, nous, pour la cité. D’avoir réduit l’urbanisme à une méthode d’agencement de dépôts et d’autoroutes, le capitalisme ne se porte certes pas plus mal, mais dans ces domaines comme dans tous les autres, se manifeste son irrépressible tendance à la dégradation et à la vulgarité. L’urbanisme capitaliste, dans sa version libérale ou dans son adaptation social-démocrate, est un urbanisme frappé d’entropie.

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Il nous faut donc recréer l’urbanisme et recréer l’architecture, pour n’avoir pas à accepter la mort des villes -des villes non comme agglomérats de zones distinctes de travail, de logement et de consommation, mais des villes comme tissu social, culturel et politique.

Nous tenons pour évident qu’on ne recréera un urbanisme à la mesure de l’humain, et une architecture à la mesure de qui l’habite, qu’en substituant le plus radicalement et le plus généralement possible la venelle au boulevard et le terrain vague à l’esplanade.

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Nous ne parlons pas de la ville en pensant à ses pierres et à son béton, mais en pensant à ses habitants. Une cité ne vaut que par ses citadins, le pire des bidonvilles nous importera toujours plus que Pompei, la plus misérable des favela est plus ville (et moins vile) que Chandigarh.

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Nous en tenons donc, après d’autres, pour un urbanisme unitaire, pour une ville indivise, non clivée en zones d’habitat, de travail, de consommation. Nous en tenons pour l’entrelacs des logements, des commerces, des ateliers, des salles de concert, des cinémas. Nous en tenons pour des terrains vagues et des prairies sèches dans les centres historiques, et pour des institutions culturelles dans les quartiers périphériques. Nous en tenons pour la pierre contre le béton, pour la friche contre les parcs, pour la ruelle tortueuse contre l’avenue.

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Nous ne combattons pas la bagnole comme un mal, nous la reconnaissons dans les villes comme un poison. L’urbanisme ne doit plus faire dans les villes de place supplémentaire à l’automobile, à sa circulation ou à son stockage, mais doit l’en expulser. L’aménagement du territoire ne doit plus laisser à l’automobile que la moindre place possible -celle nécessaire à son usage par ceux qui ne peuvent jouir de la liberté fondamentale de se déplacer qu’en se déplaçant en bagnole, et qui ne constituent qu’une part infime de la masse actuelle des automobilistes. Nous ne nous contentons pas de parier sur le dépérissement de la circulation automobile comme d’autres, naguère, pariaient sur le dépérissement de l’Etat, nous voulons, par tous les moyens possibles, le hâter. Nous n’attendons pas que cette tumeur se résorbe d’elle-même, nous voulons la détruire.

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La bagnole est un fait social. La toxicomanie, la prostitution, la pédophilie aussi. Ces faits sociaux correspondent à des états, précis et transitoires, de l’évolution sociale, en même temps qu’à un désir irrespectueux du désir d’autrui, et ils concourent, par leur massification, à figer cette évolution. Nous avons besoin d’extirper la bagnole de la ville, parce que nous avons besoin, et usage, de l’espace qu’elle occupe, encombre et salope, et des ressources qu’elle gaspille.

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Ce que révèle l’étouffement de la ville par la bagnole est aussi le caractère essentiellement idéologique de tout urbanisme. L’urbanisme n’existe pas ; la bagnole, elle, existe ; les bâtiments existent, les rues existent, mais l’urbanisme non, ou seulement comme le discours tenu sur ce qui existe, sans lui et malgré lui, discours tenu non pour décrire la réalité, moins encore pour la comprendre, et certainement pas pour la changer, mais pour la voiler, la parer ou la celer. Il n’y a pas d’urbanisme possible avec la ville capitaliste, parce qu’il n’y a pas d’urbanisme qui ait du sens quand on ne lui demande et ne tolère de lui que d’organiser la répartition de l’espace d’un marché entre la marchandise, les marchands, les livreurs et les entrepôts.

Pascal Holenweg
http://causetoujours.blog.tdg.ch/

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