Monologue du piéton en zone rurale

Du matin au soir, été comme hiver, la campagne où je vis est sillonnée par des voitures.

La commune y goudronne à tour de bras de nouvelles routes. On ne compte plus les voitures parquées dans les prés lors des fêtes de la nature ou sur les bas côtés lors des braderies et des kermesses. On en retrouve même parfois renversées dans les fossés.

Il y a aussi une course de motos entre des bottes de paille, qui dure trois jours. Les motos arrivent en voiture, les caravanes aussi. Une fois que tout est installé, les voitures repartent faire le plein dans des bidons. Puis elles reviennent, le coffre plein d’essence pour les motos.

L’an dernier, cent hectares de terre arable sont devenus un parking avec des hangars de marchandises tout autour. Dans un des hangars, on vend des poires du Chili, des kiwis d’Australie et de la viande d’Argentine. Dans un autre, il y a des voitures à vendre. Elles n’ont jamais roulé. Elles arrivent par camions entiers jusqu’ici. Les gens qui viennent pour les acheter arrivent à deux dans une voiture puis on voit repartir deux voitures avec une seule personne dans chaque. Elles ont l’air très content, les personnes.

On vend aussi des camions et des voitures en plastique de toutes les tailles, et de toutes les couleurs pour les enfants. Les parents, qui aiment bien ça, y conduisent les enfants en voiture une ou deux fois par semaine. Dans un autre hangar, il y a même un circuit de voitures à une seule place. C’est pour s’amuser. Les gens viennent en voiture, descendent de leur voiture, passent à la caisse et montent dans la petite voiture qu’ils ont louée. Puis ils font le tour du circuit à son volant pendant des heures. Quand ils ont fini, ils remontent dans leur voiture et ils s’en vont.

Pour arriver en voiture, enfin pas seulement en voiture, à pied ou à vélo aussi, sur le parking entouré de hangars, il faut passer trois ronds-points. Les voitures ne se croisent même pas. Elles ne s’arrêtent jamais : c’est pour ça que ma commune a fait des rond-points. C’est comme pour l’autoroute ; ça n’arrête pas les voitures. Comme ça les voitures peuvent aller où elles veulent, comme elles veulent. C’est beaucoup plus simple qu’en ville.

Moi, je n’ai pas de voiture. Je vais à pied. A vélo, ça m’arrive aussi. C’est plus simple : je ne suis pas obligé de travailler. Ni de passer à la pompe ni de marcher sur le trottoir d’ailleurs.

Pourquoi marcherais-je sur le trottoir quand il n’y en a pas ? Et quand il y en a, puisque j’ai beaucoup marché sur des routes sans trottoir, je continue à prendre la route. Je ne fais que rester sur la route. Admettrait-on qu’une voiture quitte la route ? Non. Je suis très scrupuleux sur ce sujet. Si l’on veut me faire marcher ailleurs que sur la route, que l’on construise un trottoir sous mes pieds, (et non à côté).

Bien sûr, les voitures affirmeront être lésées par l’apparition inopinée de ce trottoir empiétant sur la route. Elles me diront qu’elles ne peuvent plus se croiser sans s’accrocher l’une l’autre ou qu’elles doivent réduire leur vitesse dans l’étroitesse du passage. (aux voitures) Ce n’est pas le passage qui est étroit, c’est votre esprit ! Car rien ne vous empêche d’agir comme moi et de prendre la route par dessus le trottoir comme moi je prenais le trottoir par dessous la route (avant qu’on ne me le construise par dessus)

Mais je fais le pari qu’aucune d’entre vous n’osera chevaucher le trottoir car tu craindras d’abîmer ta fragile mécanique à cause de l’excentricité de l’usure provoquée par l’inclinaison générale de toutes tes pièces. C’est bien dommage. (au public) En lançant une gamme de véhicules asymétriques capables de rouler à cheval sur le trottoir et la route sans dommage pour leur mécanique, les industriels de l’automobile pourraient trouver là le moyen de relancer la filière et d’engranger de sérieux bénéfices.

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De toute façon, on ne me construira jamais de trottoir. Le Maire est contre, sauf si ça met en valeur la route vue du ciel. Un trottoir sombre peut faire ressortir une route pâle, lui donner une élégance qu’elle n’a pas naturellement. Sans aller jusqu’à la faire voir depuis la lune, ce qui ravirait mon Maire, j’en suis persuadé, une route blanche cernée de trottoirs noirs serait d’un effet tout aussi ravissant sur un cliché pris d’hélicoptère. Cela contribuerait certainement à limiter l’invasion de voitures multicolores sur le blanc de la route dans une démarche de préservation de l’esthétique manichéenne du réseau routier.

Si j’avais une voiture, je ne pourrais plus broyer de noir comme je le fais si fréquemment avec délectation devant les perspectives de l’épuisement des ressources pétrolières. Je deviendrai terne dans mon habitacle, remâchant sans conviction la pensée que tout cela n’aura jamais de fin. Je ferai grise mine sans imagination ni gouffre philosophique où plonger de tout mon corps tellement il serait courbé sur son volant, l’œil morne et gélatineux adhérant à la route comme une huître sans perle privée de… jambes.

Si j’avais une voiture, il faudrait que je fasse mille choses à la fois très loin les unes des autres. Mon réservoir ne serait jamais assez grand pour remplir mes journées.

D’avoir tant de puissance au bout des pieds et entre mes mains m’obligerait à rouler sur la route, à m’arrêter au feu rouge. Je deviendrais un esclave.

Pour aller au village à pied, c’est devenu compliqué. Avant, il y avait un chemin mais il n’était pas carrossable. C’était un mauvais chemin : il forçait les voitures à faire un détour de 500 mètres avec un virage extrêmement dangereux. Enfin c’est ce que disaient les voitures et comme la commune était d’accord avec les voitures, la commune a élargi le chemin puis l’a goudronné pour les voitures. Puisqu’il allait tout droit, le mauvais chemin est devenu une bonne route pour les voitures. Et l’ancienne route désormais rendue un temps au silence a été offerte à la desserte d’un nouveau lotissement de maisons pleines de garages. Mais comme le lotissement prend des proportions gigantesques, le virage est redevenu dangereux.

En tout cas, depuis que le chemin est goudronné, je dois contourner les serres de la nouvelle pépinière de palmiers et d’oliviers pour passer sous l’autoroute, sur un détour de plus de un kilomètre. Je dois ensuite traverser la nouvelle ZAC sans trottoirs avec ses processions de camions et de camionnettes.

A l’heure de l’école ou du boulot et en hiver quand il fait nuit, c’est compliqué : je dois choisir entre risquer ma peau et celle de mes gosses sur la petite route où défilent des bolides avec les phares aveuglants, ou tâtonner pendant une heure et demi à la lampe de poche le passage sous les clôtures électriques et entre les chiens mis à la chaîne par leurs maîtres partis travailler en voiture.

L’an dernier, j’ai été convoqué par le Maire qui m’a dit que l’école l’avait alerté sur les dangers que je faisais courir à mes enfants en les conduisant à pied au village. Il m’a précisé qu’en plus d’être un inconscient et un danger public, je leur préparais un avenir des plus sombres à force de les exclure du confort et de la norme. Il m’a proposé un logement communal à loyer modéré non loin de l’école et m’a dit que le conseil s’était réuni à mon sujet pour que la commune achète ma petite maison et son potager. Avec l’argent, je pourrai me payer le permis, une voiture neuve et faire plaisir à mes gosses en les amenant régulièrement sur le grand parking entouré de hangars pour jouer aux petites et aux grandes voitures… (à suivre…)

Gwenael De Boodt

Photo: AnneduPerigord

12 commentaires sur “Monologue du piéton en zone rurale

  1. bruno le hérisson

    Oui, je trouve que c’est bien tourné , j’aime l’idée du narrateur candide qui utilise des mots simples pour désigner les objets.

    Un linguiste des années 60 a prouvé que les mots utilisés avaient un incidence sur notre pensée, donc c’est bien de faire de la défense linguistique en refusant d’utiliser le vocabulaire de la société du pétrole (cf la langue de bois vue par la scop le pavé)

  2. laurent

    Blaise Pascal cité dans « Eloge de la démotivation » :
    « Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le dérèglement, nul n’y semble aller. Celui qui s’arrête fait remarquer l’emportement des autres, comme un point fixe »

  3. LÉCOLOMOBILE

    Certaines villes arrivent à se débarrasser plus ou moins bien des bagnoles mais les campagnes: c’est autre chose..

  4. Septentrional

    Superbe,

    ça me fait rappelle les campagnes d’ici au Québec, où c’est la chasse gardée de l’automobile et moi qui m’entêtait à marcher.

  5. JiBOM

    A la campagne, le piéton est un peu perdu et le cycliste y est en danger, bien plus qu’en ville. Pour être vraiment sûr d’être en sécurité, il faudrait des routes réservées sans bagnoles, ce qui n’existe que de façon exceptionnelle en-dehors des villes (cas des véloroutes, chemins forestiers…).

    Il faut dire, tout de même, qu’il y a peu d’alternatives à la voiture dans les zones rurales. Mais, il faut bien avouer, à charge, que la majorité de ceux qui s’y installent comptent avant tout sur la bagnole pour maintenir le niveau de vie qu’ils avaient avant de quitter la ville ou qu’ils auraient eu s’ils y avaient habité. Ils entretiennent leur dépendance urbaine en gâchant la tranquillité, la liberté et la qualité de vie qu’ils sont venus chercher.

  6. bédé

    Bravo. Vous avez su montrer l’absurdité de tout ça. C’est pas de la science fiction, mais ça donnerait presque l’air d’en être.

  7. legeographe

    Superbe ! Beau, poignant… Et plein de philosophie, partout, dans le texte comme dans les commentaires ci-dessus…

    J’adore le dernier paragraphe de votre texte, Gwenael. Il me concerne… Je crois qu’il nous concerne tous un peu… On nous rebat que faire du vélo, c’est choisir le danger ! On ne l’a pas produite, votre merde de danger !!! J’espère que vos enfants se rendent compte ou se rendront compte de la sagesse, de la (vraie) simplicité et de la logique de vos choix, et qu’ils sauront s’amuser avec d’autres choses que des voitures à une place…

    Merci, Laurent, pour la citation de Pascal.

    Jibom, votre dernière phrase est magnifique ! Idem pour Bédé !

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