Automobile, divertissement et liberté

L’auto (1) est le grand signe extérieur du divertissement et de l’évacuation en même temps de la réalité et de la vérité. Elle signifie en effet par elle-même, à la fois « l’Être ailleurs » et « l’Être hors de soi-même » (rappeler l’expérience banale: le brave homme, bon père et bon époux devient une brute infâme au volant).

Sa seule présence est la virtualité, à portée de ma main, de cet être ailleurs et hors de soi. C’est pourquoi il s’est constitué autour d’elle un véritable consensus universel de tous les hommes de l’Occident. « L’automobile naît de l’heureux mariage de la science et du désir: les performances de l’objet à consommer rencontrent les exigences du système des valeurs ‘personnalistes'(2) (…) La destruction de la société traditionnelle appelle la création d’un espace et d’un temps structurés par et pour la voiture » (Scardigli).

Elle est de ce fait le symbole le plus parfait de cette société technicienne, et on sait maintenant qu’en consommant de la voiture, c’est en réalité un ensemble de symboles sociaux que l’on consomme. Ce qui fait le grand jeu automobile, c’est l’union entre l’utilité et la futilité. L’évasion et la fatalité. Être ailleurs et finalement rencontrer la mort. Ce qui atteste le consensus, c’est le développement de la consommation. Les grandes firmes ont d’abord imposé l’usage de l’auto dans tous les pays, mais maintenant le consensus du divertissement suprême est établi. Rien ne peut l’arrêter. On avait annoncé que le choc pétrolier bloquerait l’emploi de la voiture. Non. Il y a eu recul des achats pendant deux ans, puis reprise, et on culmine dans les ventes comme jamais!

L’O.C.D.E., en 1983, prévoyait un doublement du parc automobile en Europe de 1975 à 2000. En France, il y a environ deux millions de voitures neuves immatriculées chaque année, et l’auto gagne 2% par an de ménages jusque-là non motorisés. Dans les sondages, on constate que seule l’auto n’est pas critiquée! Il y a des personnes qui refusent la télévision et l’ordinateur: aucune l’auto. 93% des cadres supérieurs en ont une, 84% des ouvriers. La double voiture par foyer gagne massivement. Or, cette motorisation devient un modèle universel: les pays pauvres du tiers-monde achètent des voitures (7% de croissance d’achat par an) et quatre vingt-dix d’entre eux ont leur usine de production de voitures. Il est vrai qu’elle apparaît comme le grand moyen de répondre à la crise, ce qu’elle fut en 1930 déjà!

Il n’y a jamais eu de grève anti-automobile. Jamais de grève pour défendre les transports en commun contre l’auto! Devant les embouteillages, les accidents, l’impossibilité du stationnement, on a parlé de tendance à la démotorisation. Cela est totalement inexact. Tous continuent à utiliser toujours plus la voiture pour aller au travail ou partir en vacances! Moins d’auto est inimaginable parce que l’espace urbain et social de notre société, conçu et remodelé depuis trente ans, est devenu désormais invivable sans voitures. Le consensus d’évasion étant là, que pouvaient faire les autorités, sinon suivre en poussant dans le même sens! Manifestations et embouteillages volontaires contre toutes les décisions qui pourraient réduire ce flot. Contre les taxes, les amendes, les fourrières, et on met en avant les principes: réduire l’usage de l’auto, c’est attenter à la liberté!

Les automobilistes (et cylomotoristes) constituent le lobby, le groupe de pression le plus important des pays occidentaux. L’État est totalement impuissant face à eux. L’État joue contre la S.N.C.F., il a pratiqué (pour les transports routiers, les constructions d’autoroutes, etc.) un arbitrage décisif et, je crois, irréversible pour l’auto contre les transports en commun. Il lève tous les obstacles, en faveur de l’auto, il prend en charge les trois quarts du coût des recherches menées par Renault et Peugeot. Il tolère, au plus grand moment de pénurie de carburant, ces aberrations grotesques que sont les courses de Formule 1. Et doublant cette aide de l’État, les établissements financiers publics et privés jouent à fond la carte de l’automobile.

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Le grand mot dans tous les cas pour justifier tout cela c’est « Liberté ». Ce qui une fois de plus montre le « divertissement »: on a diverti (et perverti) le sens, l’expérience, la profondeur de la liberté pour en faire cette énorme sottise de pouvoir prendre la route « librement » en auto et rouler à la vitesse qu’on veut! Liberté qui se ramène donc à l’évasion (du voisinage, de la routine, des soucis quotidiens) et à la mobilité (confondre liberté avec aller n’importe où!). Liberté dans la solitude: celle-ci était imposée à l’urbain par la destruction de la société traditionnelle, elle est maintenant recherchée par l’automobiliste, dans la vitesse qui l’isole, lui crée une « sphère close d’intimité » (3).

Et de fait, comme le dit Bernard Charbonneau: « L’auto-mobile est un produit de la liberté bourgeoise. La Jefferson-Ford n’est plus le char des dieux, mais une liberté de série, vendue à tempérament à tous les citoyens (…) Malheureusement toute liberté humaine qui s’incarne prend forcément du poids. Se mouvoir n’importe où et de plus en plus vite. Mais alors ce sera sur des routes qui pour aller partout recouvriront la terre! (…) Nous sommes tous ensemble sur la Nationale 7, mais chacun dans sa propriété privée (…). »

Le discours technologique nous affirme que la voiture est seulement un moyen à la disposition de ma liberté! Un moyen qui facilite la recherche d’un emploi, la possibilité d’élargir l’horizon de nos connaissances par un voyage individualisé, l’épanouissement d’un grand nombre de nos facultés, la possibilité dans les achats de choisir la meilleure qualité pour un moindre prix, etc. Enfin, c’est la liberté. On choisit librement sa voiture. On choisit d’aller librement au bureau en voiture, comme on choisit, le jour des vacances, de prendre la route, librement, au même moment que deux millions d’autres Parisiens qui ont eux aussi choisi librement…

Et nous accédons grâce à « la voiture c’est la liberté » à une loi fondamentale: le discours technologique est avant tout le discours du mensonge. Le mensonge ne se situe plus dans la publicité, avons-nous dit. En effet, il se situe dans la totalité du discours technologique, qui affirme haut et fort les « valeurs » (ici celle de la liberté) par le moyen même qui nie ces valeurs.

Jacques Ellul
Le bluff technologique
Paris, Hachette, 1988

(1) Les trois livres qui me paraissent importants sur l’auto, et que je résumerai ici, sont: B. Charbonneau, L’Hommauto, Denoël, 1967; J. Baudrillard, Le Système des objets, Denoël, 1968; Scardigli, La Consommation, culture du quotidien, P.U.F., 1983. Le livre de Sauvy Les Quatre Roues… peut être parcouru.
(2) C’est-à-dire, officiellement, celles de notre société.
(3) M. Bonnet, « L’automobile quotidienne: mythes et réalités », in L’Automobile et la Mobilité des Français, La Documentation française, 1980.

9 commentaires sur “Automobile, divertissement et liberté

  1. jean-marc

    Du grand Jacques Ellul ! J’adhère totalement , d’une justesse et lucidité rare. Cet article n’a pas pris une ride !

  2. Jean Sivardière

    L’analyse du phénomène automobile par Jacques Ellul est toujours d’actualité, il suffit d’écouter Mme Royal (circulation alternée = privation de liberté) pour s’en convaincre. Mais cette analyse ne s’accompagne d’aucune suggestion pour en sortir. Et je suis choqué de la condescendance avec laquelle il considère le livre publié par Alfred Sauvy en 1968, « les quatre roues de la fortune » : « peut être parcouru »… alors qu’il s’agit d’un ouvrage fondamental, basé non sur des considérations intellectuelles mais sur l’étude précise de faits concrets. Il est regrettable que la pensée d’Alfred Sauvy soit aujourd’hui ignorée des socialistes et des écologistes.

  3. Avatar photoMarcel Robert

    Personnellement, je suis « choqué »… que cela vous choque. A mon humble avis, il y a bien d’autres raisons d’être « choqué » dans ce que Jacques Ellul énonce. Mais bon, passons… Par contre, vous critiquez Jacques Ellul sur le fait qu’il ne propose « aucune suggestion pour en sortir ». C’est bizarre, j’aurais dit l’inverse, c’est bien plutôt Sauvy qui ne me paraît pas proposer grand chose (même si son analyse du système automobile est très lucide).

    Pour revenir à Jacques Ellul, il propose bien au contraire quelque chose de très concret « pour en sortir », à savoir sortir du système technicien dans lequel nous sommes. C’est tout le sens de son livre, et plus généralement, de son œuvre.

  4. pédibus

    L’avenir des emmerdes qui guettent les sociétés en difficulté pour  se désaccoutumer de l’automobile est fort probablement  du côté des Etats asiatiques à forte croissance économique : même en cas de « gouvernance bottée » les émeutes de la faim, comme celles du jerrycan pas cher, subventionné ou béni des dieux de la géologie, ne peuvent que paralyser les politiques, et ce quelque soit leur temporalité.  Alors oui, quoi faire…?

    Tout se passerait comme si l’histoire des hommes avait fait sa grande boucle : la ville est née de la conjonction socio technique roue-écriture-Etat, avec les premiers véhicules à traction animale, il y a plus de cinq millénaires probablement du côté de la Mésopotamie ; mais la vitesse hippomobile, puis  ferroviaire et enfin automobile l’ont durablement et sans doute irréversiblement effilochée, jusqu’à la rendre méconnaissable, voire  lui ont fait perdre tout caractère d’urbanité…

    Mais les mêmes Etats asiatiques vont faire changer d’échelle le « problème automobile » en consumant les kilomètres cubes supplémentaires qui devraient nous faire passer dans la géo ingénierie involontaire du cauchemar : la gouvernance lemming pourrait bien nous valoir la peau finalement… Et quelques centaines de millions de citoyens éclairés, par leurs seules pratiques, ne pourront donner l’inflexion à la trajectoire fatale.

    Oui, quoi faire…?  Décidément ça a bien l’air d’être cuit d’avance cette histoire.

  5. abil59

    @ pedibus, vous êtes pessimiste et vous avez malheureusement je pense raison. Les seules villes qui « tiennent la route » (passons sur le jeu de mots) en Europe pour moi sont les villes flamandes et néerlandaises où la fameuse « urbanité » est je trouve très présente. Ce sont de grandes villes depuis la Renaissance, à l’époque de l’absence de voitures. Même s’il existe toujours des points d’amélioration…

  6. Anne-Lise

    Vincent, oser le rapprochement entre Philippe Murray, pêché dans le site de ce triste sire d’Alain Soral, « égalité et réconciliation », puisqu’il faut bien nommer le torchon, et Jacques Ellul, je désapprouve totalement.

    Pessac, où il vivait, est un cas emblématique d’une ville tentaculaire, invivable sans voiture. Désormais, (sans doute bien après la fin de Jacques Ellul) il y a des pistes cyclables pour se rendre à Bordeaux et pour y retourner, (et même pour aller de Bordeaux à la mer !) mais je dois avouer qu’on ne se bouscule pas dessus, et pourtant, c’est pratiquement plat et le climat est assez clément…

     

  7. rétropédaleur

    « la voiture c’est la liberté »…né en 1955, çà fait 60 ans que j’entends l’antienne, « ils  » pourraient changer de disque. Enfant déjà, j’avais pris la bagnole en grippe, j’ai des souvenirs (déjà!) de retours de week end nauséeux et intermibables à l’arriére , et gare si je gigotais trop , c’était la baffe assurée!

  8. pedibus

    oui.. certes.. mais… mon bon vieux Rétropédaleur qui pédale plus…

    cet avatare c’est bien une carrosserie qu’on distingue-là, non…?
    c’est pour renforcer tes défenses immunitaires, non…?

    boaaa

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