L’Authomicide-Club

Quoique n’ayant point la prétention d’être relié par des fils télégraphiques ou téléphoniques spéciaux à tous les pays de l’Univers, le Pêle-Mêle tient à honneur de tenir son innombrable clientèle au courant de tous les faits nouveaux qui la peuvent intéresser. Et c’est dans ce but qu’il publie aujourd’hui le compte rendu in-extenso de la première séance d’un nouveau cercle que des esprits véritablement novateurs viennent de fonder dans la Ville-Lumière.

Dans un café des environs de la Porte Maillot, la séance s’ouvre à neuf heures du soir. Siègent sur les banquettes une cinquantaine de gentlemen revêtus uniformément de peaux d’ours ou de bique, voire de phoques. Si tous les regards se dissimulent derrière des lunettes noires encerclées de grilles serrées, tous les pieds sont enfouis dans des bottes épaisses que n’adornent nuls éperons. Un relent d’huile marine et de pétrole règne dans la salle. Un monsieur hirsute, à l’air cannibale, déclare le meeting ouvert et prend aussitôt la parole:

« Messieurs,

« Quoique l’honorable assemblée qui m’entoure ne soit point strictement régulière, puisque nul comité préparateur n’a constitué de bureau officiel, je crois du devoir de celui qui vous a convoqués de vous exposer brièvement le but de cette réunion. (Assentiment.)

« En présence du soulèvement d’opinion dirigé contre nous par des esprits éminemment arriérés, et pour mettre une digue aux lois malsaines que ce mouvement rétrograde ne saurait manquer d’élever contre le Progrès, j’ai pris l’initiative — et ce sera mon plus beau titre de gloire — d’unir, dans un effet commun, l’élite des conducteurs d’automobiles pour qui la vie humaine (celle d’autrui, bien entendu) est la moins respectable des choses! (Applaudissements.)

« Aucun de vous, messieurs, qui daignez m’écouter, (et je m’en suis assuré sur les registres de la Préfecture de police) n’a écrasé moins de deux êtres humains au cours de ses excursions balladeuses, dont le but évident est le mieux-être de notre espèce! (Tous les invités se regardent au travers de leurs verres fumés avec un sentiment d’admiration mutuelle que résume éloquemment une triple salve d’applaudissements. Poignées de mains chaleureuses, congratulations, etc.)

« Il ne sera pas dit, mes chers collègues, qu’une levée de boucliers antédiluviens peut retarder, dans son essor, un tel envol d’ambitions légitimes et d’efforts soutenus. Nul pouvoir, législatif ou autre, ne pourra empêcher les pionniers de l’avenir de réaliser, au prix de quelques existences, le triomphe de l’automobilisme; et qu’importent, après tout, quelques vagues humanités, pourvu que les kilomètres, sans nécessité d’ailleurs, soient toujours et sans cesse dévorés? (A celle évocation spirituelle d’un mot quasi-historique, quelques amateurs sont pris d’un tel accès d’enthousiasme qu’on est obligé de les conduire dans la cour, sous la pompe. Le calme se rétablit péniblement…)

« … Et c’est dans ce but, messieurs, que j’ai conçu l’heureuse idée de vous convoquer à cette soirée inaugurale, afin que, en face de l’ennemi, nous puissions opposer la réunion de nos forces les plus écrasantes! (Rires discrets. Applaudissements de bonne compagnie.)

« Qu’il me soit permis, avant tout, de dire que, pour faire partie du cercle en formation — pour lequel je proposerai modestement le titre d’Authomicide-Club — (Applaudissements.) il faut, avant tout, n’être point un professionnel!

« Ces derniers, en effet, munis de diplômes ou de certificats plus ou moins authentiques, prennent, en général, avant de se lancer sur des pistes désignées d’avance, des précautions telles que la maréchaussée devient en quelque sorte leur avant-garde, et qu’il leur est, pour ainsi dire, impossible de compter avec les charmes troublants de l’imprévu, avec les surprises d’une rencontre toute fortuite!

« Pour nous, que nul pouvoir administratif n’autorise à empester les routes, ni à en supprimer toute tranquillité, nous ne devons compter que sur la vitesse de nos machines et sur notre mépris des piétons pour sauvegarder notre propre sécurité! Dans cette nouvelle manifestation du « struggle for life », nous formons donc une sorte d’élite, et, en conséquence, nos intérêts communs nous forcent à nous unir dans une défense commune contre l’antiquité de certains préjugés, ridicules à notre époque. (Vives marques d’approbation.)

« Je serai bref, messieurs, et vous pensez bien que cette réunion n’a point uniquement pour but de couronner de fleurs ceux qui, dignes adeptes de l’automobilisme, ont déjà mérité mainte palme de sanglants lauriers. Je propose donc aux gentlemen qui m’écoutent de fonder un club — le club pour lequel j’ai déjà proposé une dénomination — et dont pourront seuls faire partie les chauffeurs amateurs qui auront écrasé au moins un de leurs contemporains. (Cris d’enthousiasme.) A la rigueur, deux animaux comestibles écrabouillés pourront valoir à l’auteur de leur capilotade une admission de faveur… (Marques de désapprobation. Cris : Non! Non!) Mais, d’autre part, il me semble équitable que soient inscrits comme membres d’honneur tous ceux qui pourront justifier, par la présentation de leur casier judiciaire, de six contraventions ayant amené mort d’homme ou de femme, quelle que soit l’origine des victimes! (Cris frénétiques. Hurlements.)

« Malheureusement, à l’époque pédestre où végètent encore la plupart de nos contemporains, une association comme la nôtre ne peut espérer vivre d’eau claire, et la question pécuniaire — que j’ai réservée pour la mauvaise bouche — doit aussi entrer en ligne de compte. Voici donc les statuts provisoires que j’ai l’honneur de soumettre à votre assemblée, persuadé que l’intérêt de quelques privilégiés doit passer avant les besoins de l’espèce tout entière, et particulièrement du paysan dont La Bruyère faisait jadis un si repoussant tableau. (Très bien! Très bien!)

« ARTICLE PREMIER. — Tout membre participant à l’A.C. devra avoir écrasé un homme (ou une femme au choix) depuis au moins cinq ans, et paiera une cotisation annuelle de cinquante francs.

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« ART. 2. — Ne paieront qu’une redevance annuelle de vingt-cinq francs les membres de l’A.C. qui auront écrasé deux personnes de l’un ou de l’autre sexe, et, de ce fait, auront subi au moins une condamnation.

« ART. 3. — Seront admis à titre de membres d’honneur et ne paieront aucune redevance, ceux des membres qui auront écrabouillé une demi-douzaine de piétons inoffensifs.

« ART. 4. — Dans l’intérêt de l’existence de l’A.C, des subventions annuelles seront demandées aux Corps constitués suivants, qui ne pourront les refuser:

« A. Le Syndicat des médecins et chirurgiens, dont quantité d’adhérents seront occasionnellement appelés à donner leurs soins dans des cas que nous aimons d’avance à croire désespérés;

« B. La Chambre mutuelle des pharmaciens, lesquels pourront toujours vendre de l’eau claire à des prix exorbitants, le passage d’une soixante chevaux défiant presque toujours l’ingurgitation ou l’application de toute drogue;

« C. Le Syndicat des orthopédistes, pour les cas où, malgré nos précisions, quelques mortels auraient la vie assez dure pour résister partiellement à la valeur écrasante de nos appareils;

« D. Enfin, la Préfecture de police, dont nous abrégerons la besogne, en écrabouillant à tort à travers des citoyens, parmi lesquels se pourrait trouver un criminel de marque, par elle vainement recherché jusqu’alors. »

(Approbations enthousiastes. Statuts approuvés à l’unanimité. Vote de la fondation de l’Authomicide-Club à mains levées. Election du président par assis et debout. Tout le monde se lève en faveur de l’honorable baron hollandais, Van Lezaer, qui ne compte pas à son actif moins de seize agonies de chrétiens en attendant la sienne.)

La séance est close à onze heures. La rentrée dans leurs pénates des chauffeurs convoqués s’effectue sans incidents notables, au moyen d’automobiles qui ne font guère qu’une trentaine de victimes.

Le sténographe responsable, C.-G. KÉRONAN.

A la dernière heure, une indiscrétion du graveur nous permet de faire savoir à nos lecteurs que les armes du nouveau club sont, on peut le dire parlantes: « Ecartelé de membres humains sur champ de gueules nimbé d’une nue pétroliforme. »

(N. D. L. R.)

Le Pêle-mêle : journal humoristique hebdomadaire
10 décembre 1905

Un commentaire sur “L’Authomicide-Club

  1. Gwenael

    Ce compte-rendu délirant a été réédité dans la fameuse anthologie de 330 pages d’articles de presse, d’extraits d’ouvrages et de caricatures de la fin du XIXème et du début du XXème, réunis par le journaliste Pierre Thiesset sous le titre « Ecraseurs, les méfaits de l’automobile », publiée aux éditions Le pas de côté en 2016 et dont un compte rendu figure ici-même sur cette page:

    http://carfree.fr/index.php/2015/08/31/ecraseurs-les-mefaits-de-lautomobile/

    Plusieurs lectures de « L’Authomicide Club » ont été jouées à La Station théâtre près de Rennes à l’occasion de diverses éditions du Festival de circonvolutions poétiques Augustes Pédales.

    Les éditions Le Pas de côté sont devenues une collection parmi d’autres des éditions L’Echappée et l’on eut se procurer l’ouvrage en écrivant à cette adresse:

     https://www.lechappee.org/commander

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