Le vélophobe

Il est assis sur un banc de l’avenue des Champs-Elysées, les deux mains croisées sur sa grosse bedaine et, l’air stupide, regarde défiler les voitures qui sillonnent l’avenue en tout sens. Un cycliste paraît. Son front se plisse, ses sourcils se rapprochent, son regard devient haineux. Impitoyable, la petite Reine paraît à nouveau, enfourchée par des jeunes gens, des vieillards, des femmes.

La colère du vélophobe va croissante; ses yeux s’injectent de sang, son poing se tend en un geste menaçant. Il monologue: Qui donc nous délivrera de ces vauriens, de ces canailles, de ces assassins… Ça vous prend des allures de cochers de fiacre… Ça ne se dérangerait pas seulement d’un centimètre pour laisser passer les piétons… Je donnerais cent sous pour qu’un de ces voyous frôlât simplement mon pardessus avec les roues de sa machine… Oh! comme je me vengerais! J’enfoncerais ma canne dans sa roue pour le faire tomber et, tandis qu’il serait à terre, je l’assommerais à coups de pieds et à coups de poings!

Surexcité par la rage, notre vélophobe s’est levé; il lui faut une victime, il l’aura. Se contentant de lancer un coup d’œil furieux à un petit groupe de vélocipédistes, dont les visages barbus, les biceps saillants, trahissent la force, il marche maintenant sur la chaussée, couvant d’un regard de haine, un tout jeune homme imberbe, presque un enfant qui, lui aussi, est juché sur la machine à deux roues.

Le vélophobe s’avance tremblant de colère et par son attitude provocante semble dire: bouscule-moi donc, si tu l’oses!

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Le petit cycliste a regardé en souriant cet homme qu’il a pris pour un fou et, donnant un brusque coup de guidon, il s’en est vivement éloigné.

Trompé dans son attente, le vélophobe a cependant cinglé l’air de sa canne avec une telle force que, glissant sur une écorce d’orange, il s’est affalé sur la chaussée.

Aux quelques personnes qui l’ont aidé à se relever, il a dit, montrant le vélocipédiste imberbe qui était bien à 200 mètres de lui: C’est ce sacré …-là qui m’a fait tomber!

LE BINOCLE DE SERVICE : E. B.
Paris-Vélo, Organe quotidien du Cyclisme, mardi 17 avril 1894.

Image: [Collection Jules Beau. Photographie sportive] : T. 1. Années 1894 et 1895 / Jules Beau Beau, Jules (1864-1932). Photographe

3 commentaires sur “Le vélophobe

  1. mat b

    Ouais bon relativisons, ça pourrait être Pedibus avec une voiture…              😉

     

    Je cite ce dernier qui ne va pas hésiter à me faire une réponse cinglante, mais la blague n’utilise que sa notoriété. Cela pourrait être moi même et ça ne me dérange pas de me vanner mais l’impact ne serait pas le même. Si impact il y a, bien sûr

  2. pedibus

    ça ne me dérange pas de me vanner

    ça c’est du nanan, du littéraire comme on n’en fait plus… !

    et loin de moi de répondre par… :

    tarare [!!!] ta gueule à la récré si tu me crois pas…

    sérieusement, à notre ami mate bé, tu serais pas des sciences humaines et sociales dans le civil, à faire une p’tite enquête ethnologique chez les carfristes … ? bon a priori je pensais que « Quarante millions d’automobilistes » serait un meilleur terrain… mais plus c’est « exotique » et plus ça a de chance de porter  académiquement, de donner la possibilité de se distinguer de ses pairs…
    sérieusement encore, et cette fois à l’adresse de  l’ensemble de la tribu Carfree, pour ne pas rester en tête à capot avec notre commentateur très troll… heu drolatique je voulais dire… voilà  dans cet extrait de presse militante cycliste de fin de XIXe s. une des meilleures façons de faire comprendre ce qui est peut-être le noyau principal, principiel, de l’anthropologie :

    la confrontation permanente de l’altérité et de l’identité dans notre existence, soit à l’occasion des relations interindividuelles ou des phénomènes sociaux, soit dans notre monde intérieur, nos représentations…

    et loin de moi de considérer comme outrancière ou saugrenue une lecture postcoloniale de la situation sociale de l’espace public déambulé – à distinguer du lieu d’expression publique, multi-médiatique, la « sphère publique »  – :

    oui, colonisés nous sommes par la bagnole depuis le début du XXe, après l’avoir été  par l’hypo-mobilité dans nos villes à partir de la fin du Moyen-Âge, et sans que durant cette longue époque de transition on n’ait pris la précaution de reprendre la technique du trottoir de la colonie romaine pompéienne (fort probablement diffusée dans toutes les autres villes coloniales de l’époque dans l’Empire) :

    et que trouve-t-on encore aujourd’hui, quasi systématiquement au « sommet du pavé » de la chaussée et des immenses plaines goudronnées adjacentes y abouchant, sinon le colonisateur dans son char moderne… ? colonisé lui-même, par l’intérieur, équipé du paysage intime prêt-à-penser concocté en son temps par les techniciens de la vente, la roublardise mercatique, mauvais génies des toutes premières entreprises de construction automobile, fondement du fordisme, où l’impétueuse priorité consistait à trouver un débouché aux camelotes sur roulettes fabriquées, perpétuellement la trouille au ventre de revivre la série des grandes crises économiques, avec 1929 comme paroxysme…

    alors oui, il n’est pas surprenant de constater cette hiérarchie implicite des modes de déplacements dans l’espace viaire, résultat d’une piètre estime de soi intériorisée chez le piéton, qui a tant de mal par exemple à oser faire valoir son droit de traverser « dans les clous » face à la marée des chars postfordistes, au-delà de la seule perception du risque de se faire renverser ; toujours intéressant de lire ou relire le travail de terrain de Jacques Lévy en Inde sur la question :

    Lévy Jacques, « Le passant inconsidéré. À la recherche de l’espace public en Asie du Sud », EspacesTemps.net, Travaux, 29.08.2011, http://www.espacestemps.net/articles/le-passant-inconsidere/ 

    la phobie de l’autre reste largement insuffisante pour expliquer comportements et croyances : déjà infrastructure et superstructure se sont liguées à la période classique pour éventrer nos villes et faire des principales voiries de véritables tuyaux à circulation de richesses pour accroître la puissance des Etats en cours de construction, sans égard pour le fonctionnement quotidien des habitants, de la vie sociale de proximité : priorité, impunité, orgueil de tout ce qui roule …

    de plus le « beau monde »  a trouvé dans le moyen prosthétique du carrosse la distinction : une catégorie d’espace viaire a même été inventée et dédiée à l’usage et la monstration de la chose avec les grandes allées de « promenades » en ville (voir là-dessus Daniel Vaillancourt, « Les urbanités parisiennes », La République des Lettres, 2013) ; il en reste quelque chose  aujourd’hui, le carrosse s’étant « démocratisé »…

    bien des raisons donc pour empêcher que les individus en situation de pratique de modes de déplacement différents soient en situation d’être de plain-pied : et à cette occasion qu’on m’épargne cette habituelle duperie de la multimodalité, intermodalité et autre cas de canard à deux têtes, qui, en dehors des très grandes agglomérations urbaines, ne concernent qu’une part très marginale des déplacements, si l’on veut bien arrêter de considérer chaque automobiliste non-cul-de-jatte comme un piéton, sous prétexte qu’il enlève forcément son cul du siège du véhicule à un moment donné pour esquisser quelques pas…

    piétons et cyclistes sont aujourd’hui encore trop souvent des créatures de plexiglass invisibilisées, pour les premiers par des siècles d’utilitarisme au service d’intérêts où la « raison » (d’Etat ou d’entités grandes pourvoyeuses à son profit) a laissé la portion congrue aux considérations basiques :

    un corps qui bouge naturellement avec ses membres inférieurs – et donc possiblement pour propulser une bicyclette… –  , dans un espace urbain correctement agencé qui rende commode la rencontre avec l’autre,  la recherche de services, de marchandises et des bonnes surprises de la vie…

     

     

     

     

  3. mat b

    Désolé cher pédibuse, il est clair que t’achèteras jamais un tandem

     

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