La vitesse fait l’objet de croyances qu’il faut élucider. Est-elle égalitaire, économique et même… rapide? Autant de questions à se poser quand on élabore le système de transport d’une société.
Une douzaine d’analystes internationaux et polyglottes des études de transport qui accompagnent toute sorte de projet d’infrastructure routière, ferroviaire ou aéronautique ont décidé de se constituer en groupe de recherche sur les fondements de la science des transports sous le nom de «Pierre Bourbaki». Initialement un canular, «Nicolas Bourbaki» est le nom de marque d’un des projets scientifiques les plus fondamentaux du XXe siècle. Pour sa part, «Pierre Bourbaki», ou plutôt le groupe d’étude de la mobilité humaine qui a choisi ce nom, se propose d’analyser les croyances arbitraires, les certitudes non mises en question, les contre-vérités acceptées, les préjugés enfin qui, tels des «axiomes» aussi arbitraires qu’irréfutables, fondent les «théorèmes» de la science des transports et les mythes justifiant l’attribution de fonds publics à la croissance illimitée des infrastructures.
Cet ensemble de croyances, base de politiques de plus en plus manifestement destructrices de la culture et de la nature, est lui-même une caricature ou une simplification radiographique des certitudes quasiaxiomatiques qui légitiment la société industrielle en général.
Voici quelques-unes de ces certitudes rarement examinées:
– la machine peut et doit remplacer indéfiniment l’homme (en matière de transports: la roue remplace les pieds);
– le temps social peut être économisé (parlant de transports, la vitesse serait le moyen de cet économie);
– la production de services peut prendre le relais de la production de marchandises en tant que moteur de l’économie.
Pierre Bourbaki a d’ores et déjà analysé logiquement et réduit à ses ingrédients chacune de ces certitudes fallacieuses. Résumons par exemple son analyse de la croyance selon laquelle la vitesse permettrait de réaliser des économies sur le budget temps de la société.
Des indicateurs de vitesse significatifs
En réalité, la vitesse, ou plus exactement le show de la vitesse, permet d’opérer des transferts de privilèges des membres les plus lents de la société vers les plus rapides (Que l’on pense à la durée nécessaire pour traverser une autoroute, ou aux détours imposés aux piétons pour assurer le flux automobile, ndlr) Dans toutes les études de transports examinées par le groupe, la dimension à économiser n’est pas le temps réel des usagers, mais une abstraction appelée la «valeur du temps», c’est-à-dire un nombre d’heures pondéré par une valeur correspondant grosso modo au revenu horaire des usagers considérés. Cette économie rationalise en fait des transferts de pertes de temps – véritables «externalités négatives» du show de la vitesse – des membres de la sociétés réputés les plus productifs vers ceux réputés les moins productifs.
Si Pierre Bourbaki parle du show de la vitesse plutôt que de la vitesse, c’est qu’il ne sait que trop 1) que les vitesses moyennes des transports urbains sont basses et 2) que toute accélération des uns se paye par un ralentissement des autres. La lenteur générale des transports est une conséquence de l’incontournabilité de l’encombrement au delà de certains seuils critiques d’occupation des voies. L’encombrement d’un système par son propre produit est la perte de qualité de ce produit lorsque la quantité globale augmente.
Lorsque les usagers tentent de fuir individuellement l’encombrement d’une voie donnée vers des routes provisoirement «plus rapides», ils contribuent à généraliser un comportement de détour qui déguise leur véritable lenteur sous une vitesse moyenne sur route comparable à celle d’une bicyclette. En d’autres termes, même basse, cette vitesse moyenne «technique» est un leurre parce que, ne tenant pas compte des détours qu’elle impose, elle ne nous dit rien de sa valeur de déplacement réelle.
Reprenant les travaux de chercheurs français et suisses, Bourbaki propose deux indicateurs de vitesse plus significatifs. La vitesse porte à porte à vol d’oiseau (distance mesurée sur carte, en ligne droite, entre l’origine et la destination d’un trajet, divisée par le temps entre origine et destination) tient compte des trajets à pied obligatoires et des ruptures de charge et elle décompte les détours imposés par la logique de l’encombrement. Pour les déplacements Paris-Paris elle est, en moyenne journalière, de 6,9 km/h pour les transports collectifs et de 9 km/h pour l’automobile. La vitesse généralisée, elle, est le quotient du kilométrage annuel d’un usager par la somme des temps passés (dans le véhicule ou au poste de travail) à gagner de quoi le payer. Elle se construit à partir d’un «temps généralisé» qui est l’exact inverse de la «valeur du temps» que prétendent économiser les planificateurs. Pour les catégories socioprofessionnelles moyennes, elle est en France et en Suisse de l’ordre de 10 km/h. Dans les deux cas, la valeur de déplacement réelle des transports urbains est inférieure à celle de la bicyclette. Leur occasionnelle vitesse visible n’est donc qu’un show dissimulant de plus une inéquité fondamentale.
Des vitesses à définir démocratiquement
Le point de départ des propositions du groupe Bourbaki est qu’aucune alternative de transport qui ne tende à restaurer l’équité n’est digne d’être prise en considération. Or il existe une fourchette de seuils de vitesse à l’intérieur desquels une certaine vitesse est compatible avec l’équité. En sus de la partie analytique de la recherche, «Bourbaki» se consacre à l’examen de ces seuils critiques et de leur possible transformation politique en limites définies démocratiquement. Son instrument conceptuel est ici l’analyse dimensionnelle qui permet de définir les magnitudes critiques des phénomènes pour lesquels les changements quantitatifs peuvent se manifester qualitativement. La vitesse est évidemment une telle magnitude: au-delà de certains seuils, qu’il appartient de définir, la dramatisation des vitesses de pointe – c’est-à-dire du show – des transports intensifie les transferts de privilèges «des pauvres vers les riches», c’est-à-dire des membres les plus lents vers les membres les plus rapides de la société.
Le jargon technocratique des planificateurs, des politiciens et des collecteurs d’impôts dissimule une hypocrisie structurelle que le projet Bourbaki s’emploie à déjouer publiquement.
Jean Robert
Source: Apprivoiser la vitesse, ATE Leonardo, 4/2005
http://www.ate.ch/