Croissance, bonheur et voiture «propre»
Qu’est-ce qu’on attend pour être cyclistes?
par André Ruwet – www.imagine-magazine.com
La croissance ne fait pas le bonheur! Or l’auto est le fer de lance de la croissance. Et si mettre fin à la dictature automobile était une manière efficace d’opter pour une économie humaine, pour plus de lien social et le respect de l’environnement?
«La croissance ne fait pas le bonheur: les économistes le savent-ils?» Tel est le titre un brin provocateur d’une étude publiée en mars dernier par Isabelle Cassiers et Catherine Delain, dans Regards économiques, une publication des économistes de l’université catholique de Louvain (1).
Les deux auteures expliquent, chiffres à l’appui, que «malgré une croissance continue, des enquêtes révèlent que la satisfaction de vie des Occidentaux stagne». Et de s’interroger: «Pourquoi le bien-être ne progresse-t-il pas – ou plus – avec les revenus?»
La voiture «propre», c’est comme un «bonheur triste»
Au cours des deux premières décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale, l’objectif de croissance tous azimuts faisait l’objet d’un large consensus: il fallait produire et produire encore, importer massivement de la main-d’œuvre, amener l’électricité partout, équiper les ménages d’immenses frigos, embarquer les familles dans le grand rêve automobile… et le bonheur viendrait évidemment de surcroît, dans le porte-bagages.
Soixante ans plus tard, le rêve automobile débouche sur un constat flou-amer: on a beau fouiller le porte-bagages… dans un tel fourbis le bonheur semble s’être égaré! Et si, diablesse, la pub nous avait bien floués? Et si elle continuait à le faire sans vergogne? En vantant les charmes de la «voiture propre» par exemple, usant ainsi d’un tour de passe-passe langagier, comme on dit un «silence éloquent» ou un «mort-vivant» (2).
Parlons-en de l’automobile, «l’objet» qui représente 20% du Produit mondial net! «La plus grande industrie capitaliste, bien plus encore que celle de l’armement», constate Hosea Jaffe, dans un récent pamphlet contre la civilisation automobile (3). Cette industrie prélève au Sud l’essentiel des matières premières nécessaires à son fonctionnement. Une voiture d’1,5 tonne contient en moyenne 800 kg d’acier, 150 kg de fer, 112 kg de plastique, 86 kg de fluides, 85 kg d’aluminium et 62 kg de caoutchouc. Mais pour la produire, il faut 20 fois plus de matières premières: soit 30 tonnes. Plus 3 tonnes équivalent pétrole en énergie, 150.000 litres d’eau, ainsi que divers détergents, solvants et autres enduits (4).
L’utilisation de la voiture engendre un ensemble de conséquences dommageables pour l’homme: 6 millions de morts tous les 5 ans (soit l’équivalent d’un holocauste!), ainsi que 250 millions de personnes blessées, selon les chiffres de l’OMS (5). Le cadre de vie et l’environnement sont les autres grandes victimes de la civilisation automobile: en plus de l’encombrement, du bruit (bonjour le stress!), et de la pollution de l’air (à l’origine notamment d’une explosion des cancers, allergies et autres maladies respiratoires), la voiture est championne toutes catégories parmi les facteurs qui contribuent directement à la montée de l’effet de serre. Lequel est, rappelons-le, le plus grand problème environnemental auquel l’humanité est aujourd’hui confrontée.
Nous pourrions encore noircir le tableau, en évoquant notamment le coût des accidents de la route (518 milliards de dollars par an), ou les infarctus causés par les embouteillages (8 % des crises cardiaques dans les pays industrialisés), mais restons-en là… Nous sommes nombreux à le ressentir au plus profond de nous-mêmes: parce qu’elle ignore les notions de limites, de surexploitation des ressources, de destruction de l’environnement et de perte de qualité des relations sociales, la civilisation de la bagnole est une voie sans issue. Même si, embarqués «à l’insu de notre plein gré», comme disait un coureur cycliste célèbre pris en flagrant délit de dopage, nous conduisons quasi tous une voiture, le moment ne serait-il pas venu de tenter d’échapper à cette véritable dépendance qu’est la civilisation automobile?
En effet, la voiture constitue le fer de lance d’une conception purement productiviste de la société. Elle est le produit qui matérialise le plus fort cet idéal de «bonheur triste», déshumanisé, que l’économie d’inspiration libérale ou marxiste nous propose depuis 50 ans de consommer! Dans ce contexte, remettre la voiture en question, c’est questionner de manière directe, forte et symbolique notre rapport à l’économie. Et si échapper, chacun selon ses possibilités, à l’emprise de l’hypermobilité constituait «la» sortie de secours de la course à la croissance?
De quoi se nourrit une vie de qualité?
«De 1958 à 2004, le PIB réel par habitant a triplé aux Etats-Unis et dans la plupart des pays européens, il a été multiplié par six au Japon. La vie matérielle des populations s’est transformée à un rythme sans précédent dans l’histoire», constatent Isabelle Cassiers et Catherine Delain, dans leur enquête. Et de poser la question: ces populations sont-elles de plus en plus satisfaites de la vie qu’elles mènent?
«“Non”, semblent répondre les sondages: à quelques exceptions près, l’évaluation de leur satisfaction de vie, d’ailleurs relativement élevée, est constante à travers le temps. Dans la plupart des pays riches, la population est “plutôt satisfaite” de la vie qu’elle mène (6). On observe des variantes nationales: le Danois par exemple (3,5 points sur l’échelle) trouve sa vie nettement plus satisfaisante que le Japonais (2,5 points).» Mais le constat général que font les économistes est que «trente années de croissance économique soutenue n’ont pas augmenté l’évaluation subjective de la satisfaction de la vie. En la matière, le cas belge n’est guère réjouissant: depuis le premier choc pétrolier, en 1973, le PIB réel par tête a augmenté de 80%, mais la satisfaction de vie a diminué de 8,8% en moyenne».
Parmi les explications apportées à cet interpellant phénomène, Isabelle Cassiers et Catherine Delain pointent «l’effet de l’habitude» (voir constamment son niveau de revenu augmenter), « la comparaison sociale» (regarder dans l’assiette du voisin) et «l’augmentation des aspirations» (alimentée par la pub et la consommation de masse). C’est d’ailleurs la thèse qu’un autre économiste de l’UCL, Christian Arnsperger, explore en expliquant que la croissance à tout prix s’alimenterait de nos angoisses existentielles sans jamais pouvoir les apaiser, faute de pouvoir répondre à leur vraie nature (7).
Parmi les éléments qui contribuent à construire une vie de qualité, on trouve notamment, relèvent les deux auteures de l’enquête: le sentiment d’appartenir à une société juste (les Européens en particulier manifestent une certaine aversion aux inégalités), la qualité du travail et de l’insertion sociale, les perspectives d’avenir, la santé, le contentement affectif, le sentiment de sécurité dans la vie quotidienne, la qualité du cadre politique et institutionnel (le bien-être individuel est plus élevé là où la participation à la vie politique est plus importante) et la qualité de l’environnement (selon l’Eurobaromètre, 90 % des Européens estiment que les décideurs politiques devraient accorder autant d’importance à l’environnement qu’aux politiques économiques et sociales).
Parmi leurs conclusions, Isabelle Cassiers et Catherine Delain proposent de corriger la comptabilité nationale (vieille de 60 ans!), en tenant compte de l’empreinte écologique et du bien-être social. Plus largement enfin, «accroître la coopération et réduire la compétition entre nations pourrait contribuer à relever la satisfaction de tous».
Qu’est-ce qu’on attend pour être cycliste?
«Même mue par un moteur au jus de carotte bio, l’automobile resterait la principale source de nuisances écologiques et sociales de nos civilisations», estime Vincent Cheynet, «repenti» d’une grande agence de pub, reconverti dans la promotion de la «décroissance soutenable». Si l’on compte aujourd’hui quelque 800 millions de véhicules sur la planète, on sait aussi que 80% de la population n’utilise pas de voiture et que donc «l’automobiliste est un marginal tant dans le temps que dans l’espace».
L’auto n’est pas une fatalité. Dans les pays développés, où la voiture est chère et les pistes cyclables nombreuses (comme au Danemark), près d’une famille sur trois vit sans voiture. Et quand les transports en commun sont efficaces et les distances proches (comme à New York), seul un habitant sur quatre possède un permis de conduire (4). Des solutions existent, diversifiées (le covoiturage et la voiture partagée, le train, le tram, le bus, le bateau, la marche à pied, le vélo), qui peuvent largement contribuer à transformer cette course à la croissance à tout prix, en tête de laquelle on trouve la voiture.
Il est temps de reconnecter l’économie à la réalité physique de la planète. Et à ce qui rend l’homme réellement heureux: la relation, pardi! Avec lui-même, avec les autres et avec la nature. Exactement le contraire de l’isolement, qui est l’effet majeur produit par la voiture.
Avez-vous remarqué le nombre de gens qui partent en vacances en emportant leur vélo? Le vélo rendrait-il heureux? Qu’est-ce qu’on attend pour faire valoir notre droit d’être cyclistes toute l’année?
André Ruwet
(et David Leloup, «La voiture propre n’existe pas», Now Future n°5, octobre 2005)
www.imagine-magazine.com
(1) Isabelle Cassiers est professeur au département d’économie de l’UCL (IRES) et membre fondateur de l’Institut pour un développement durable; Catherine Delain est experte auprès du Service de l’évaluation spéciale de la Coopération au Développement (www.uclouvain.be).
(2) En fait un oxymore, c’est-à-dire une figure de style qui consiste à placer l’un à côté de l’autre deux mots opposés. On trouve des cas célèbres d’emploi de ce procédé: «Cette obscure clarté» (Corneille, Le Cid).
(3) Automobile, pétrole, impérialisme, Hossea Jaffe, Parangon/Vs, 2005.
(4) L’état de la planète, mars-avril 2005.
(5) «Journée mondiale de la santé: l’accident de la route n’est pas une fatalité!», OMS, 7 avril 2004.
(6) L’échelle proposée dans les sondages sur la satisfaction de vie est la suivante: [1] = très insatisfait(e), [2] = plutôt insatisfait(e), [3] = plutôt satisfait(e) et [4] = très satisfait(e).
(7) Critique de l’existence capitaliste: pour une éthique existentielle de l’économie, Editions du Cerf, 2005.