La radicalité se mesure trop souvent en fonction d’une minorité agissant différemment de la masse, au lieu de se faire à l’aune d’une certaine norme morale. Dans ce cadre, on ne questionne pas les valeurs portées par la pensée dominante, prise comme neutre idéologiquement, mais uniquement l’écart par rapport à cette norme majoritaire arbitraire. Dès lors, ce qui est majoritaire paraît ne plus pouvoir être reconnu comme du domaine du radical.
La voiture en est un bon exemple. Ceux qui la critiquent, d’emblée marginaux dans une société où la bagnole a conquis les espaces et les esprits, sont, dès qu’ils expriment cette divergence, perçus plus à travers leur position minoritaire qu’en fonction de la pertinence que pourrait avoir leur prise de position. Le règne de la quantité pensante prend le pas sur la qualité dialectique; c’est sur ce terreau que se nourrit le diktat du marché: « 90% des gens l’ont choisi, pourquoi pas vous » ! Sophisme surprenant qui en dit long sur la consommation ostentatoire et consensuelle au fondement de cette société.
Dans le même temps, on élude les déterminants qui ont présidé au choix individuel; le poids du nombre étant un critère suffisant à l’aune duquel se mesure la décision personnelle, sans que l’on perçoive que ce choix a le plus souvent été dicté par les nécessités d’une production fonctionnant en réponse aux besoins qu’elle a elle-même créés: « si l’on parvenait à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte[1]? ». Dans ce subterfuge grandieusement organisé, il est nécessaire que l’homooeconomicus ait le sentiment profond qu’il est seul maître de ses choix, sous peine de réaliser que ce qu’on lui a fait désirer répond bien moins à ses besoins qu’à l’accroissement du profit d’une minorité.
Ceux qui critiquent un système ont donc contre eux toute la force de ce système qui s’emploie à se perpétuer tel qu’il est: quand l’anormalité devient la norme, on stigmatise comme anormal celui qui tente de démontrer l’absurde. Se retourne d’emblée contre les contempteurs la faiblesse minoritaire de leur nombre, avant toute raison. Et ceci concourt, parfois ou souvent, à une radicalisation, véritable cette fois-ci, de leur opinion; ils en viennent à rejeter alors avec véhémence, et parfois attitude extrême, un système qui leur semble étranger et sourd à leurs revendications.
Pour percevoir l’absurdité d’une société, s’approcher du penseur critique eut été une voie possible pour la majorité, mais le grand paradoxe est justement cette position minoritaire qui provoque sa stigmatisation et son dénigrement. Pourquoi ne pas alors s’attacher à étudier l’envers de cette “pensée minoritaire”, c’est-à-dire celle qui pousse les choix de sociétés à leur extrême mais n’est au fond que le miroir grossissant de positions individuelles majoritaires. Un représentant d’un lobby automobile par exemple[2] …
Découverte, dans un prochain billet, d’une position extrême qui n’est qu’expression plus poussée de la pensée dominante.
Questionnaire:
voici les questions que je lui ai posées, dans un ordre variable, et avec une subtilité nécessaire à ce qu’il ne découvre pas ma position critique au sujet de la bagnole:
– Votre association défend le droit de rouler et de se parquer. Selon vous, rouler et se parquer, par exemple à Bruxelles, n’est pas encore acquis. Que faites vous pour concrétiser ces droits ?
– J’ai des chiffres concernant la France, je cite : En France, de 1973 à 2004, le parc de voitures a plus que doublé, passant de 14,3 à 29,9 millions de véhicules, pour une croissance de 14% de la population. Les chiffres relatifs doivent être peu ou prou semblables en Belgique. Quelles sont vos solutions de parquage si le nombre de voiture croît ainsi de façon exponentielle ?
– votre message pour 2010 : « que tous les automobilistes et forces vives de notre grande capitale s’unissent pour refouler la minorité de philosophes anti-voiture, même anti-voitures propres ! Que les responsables politiques décident de respecter démocratiquement la volonté des 500.000 titulaires d’une plaque d’immatriculation à Bruxelles ».
– Selon votre association, les piétonniers peuvent générer l’insécurité. Expliquez-moi ?
– Sachant que la voiture fonctionne le plus souvent avec du carburant, est-ce que le terme auto-mobile vous semble le plus judicieux.
– La voiture n’utilise-t-elle pas un espace rare au détriment d’autres usagers ?
– Je vais vous citer trois types de voiture, et vous demander laquelle est selon vous la plus efficace en ville :
– une 4×4
– une voiture familiale
– une smart
– Et celle que vous avez choisie, par rapport à un vélo ?[3]
– Quels combats votre association-a-t-elle gagné ?
– Je voudrais qu’on envisage le temps sous plusieurs dimensions. En premier lieu, je vous demanderais: l’automobile offre-t-elle un gain de temps ?
– Des arbres le long des rues, est-ce une bonne idée ?
– Entre ces quatre moyens de se transporter, pourriez-vous les classer par ordre d’autonomie (notamment indépendance matérielle) ? La marche, la voiture, le vélo, la mobylette ?
– « La vie est trop courte pour être pressé [4] »? Qu’en pensez-vous ?
– Selon ce qu’on peut lire sur votre site, la voiture électrique serait plus propre, plus silencieuse, émettrait moins de CO2, impliquerait une moins grande dépendance au pétrole. Est-ce dire que les voitures actuelles majoritairement à essence et diesel polluent, sont bruyantes, émettent beaucoup de CO2 et impliquent une grande dépendance au pétrole.
– La liberté de rouler en voiture justifie-t-elle des marées noires ou des guerres ?
– Que pensez-vous des anti-voitures, ou des défenseurs du vélo, comme provélo ou le GRACQ [5]
– Selon l’OMS, le transport motorisé serait un « drame sanitaire de premier plan » comptabilisant 3.000 morts par jour, dont 90% dans les pays pauvres; il est exclusif et nocif socialement, en outre d’être responsable de 21% des émissions globales de CO2. Que lui répondez-vous ?
– Touring [6] notait, dans un article du 3 mars 2010: « Personne n’aime être coincé dans les embouteillages, mais force est de constater que pour un grand nombre de gens, la voiture reste la seule alternative valable ». Quel est l’autre versant de cette alternative selon vous ?
– Selon vous (article du 12 juin 2009 de la Libre Belgique), le fait de dire « il y a trop de voitures » est une position « idéologique et unilatérale »; est-ce que le contraire est vrai aussi, donc le fait de dire « il y a trop peu de voitures ».
– Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud et père des relations publiques, notait dans son ouvrage Propaganda: « Les psychologues de l’école de Freud, eux surtout, ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désirs que nous avons dû refouler. Autrement dit, il nous arrive de désirer telle chose, non parce qu’elle est intrinsèquement précieuse ou utile, mais parce que, inconsciemment, nous y voyons un symbole d’autre chose dont nous n’osons pas nous avouer que nous le désirons. Un homme qui achète une voiture se dit probablement qu’il en a besoin pour se déplacer, alors qu’au fond de lui il préférerait peut-être ne pas s’encombrer de cet objet et sait qu’il vaut mieux marcher pour rester en bonne santé. Son envie tient vraisemblablement au fait que la voiture est aussi un symbole du statut social, une preuve de la réussite en affaires, une façon de complaire à sa femme ». Qu’en pensez-vous.
– « Batteries de véhicules hybrides, panneaux solaires, ampoules basse consommation ou turbines d’éoliennes sont tributaires des métaux “dopants” que sont le néodyme, le lutécium, le dysprosium, l’europium ou le terbium (…) Les seules batteries des véhicules hybrides Prius de Toyota nécessitent dix mille tonnes de terres rares (15 éléments entrant dans la composition de produits de haute technologie) par an pour être assemblées (…) On trouve plusieurs centaines de kilos de terres rares dans une turbine d’éolienne de grande taille ». Or, pour leur obtention « les opérations de séparation et de valorisation de ces composés sont gourmandes en capitaux et nocives pour l’environnement. La séparation des terres rares nécessite en effet des substances chimiques extrêmement polluantes, et laisse derrière elle des déchets radioactifs. Sacrifiant la santé des ouvriers des mines de Baotou et le milieu naturel attenant, seul la Chine a volontairement choisi de développer une production de masse malgré ces “externalités négatives” ». En regard de cela, peut-on parler de voitures propres ?
Source: http://www.espritcritique.be/
[1] Bernays, E., Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie, Editions La Découverte, Paris, 2007, p.60
[2] En effet, face à l’absurdité que représente pour un esprit un tant soit peu rationnel, la généralisation de la bagnole individuelle, j’ai voulu passer dans l’autre camp pour creuser les fondements à la base de leur positionnement, et aussi, faut-il l’avouer, de trouver chez eux une faille rhétorique. Je m’en suis donc allé armé de mon enregistreur questionner le représentant de cette association belge qui défend le droit de rouler et de parquer à Bruxelles. Craignant que ma position critique provoque son refus de me rencontrer, je me suis donné un pseudonyme et me suis fait passer pour un étudiant en communication de l’Université Libre de Bruxelles, réalisant un travail de fin d’étude sur les associations de défense de la voiture
[3] je ne l’ai pas posée, j’aurais été grillé
[4] Henry David Thoreau
[5] groupe de recherches et d’actions pour les cyclistes quotidiens – associations belges de promotion du vélo. Je n’ai pas cité Placovélo
[6] Lobby automobile
J’attends avec impatience les réponses du représentant bagnolard. Cependant, les 2 dernières questions ne lui ont-elles pas mis la puce à l’oreille quant à vos positions anti-voiture ?
Oui, oui… vous verrez! Mais le contexte particulier, où je pouvais me retrancher derrière ma – fausse – position d’étudiant qui reproduisait les demandes d’objectivité du professeur, m’a permis de ne pas être attaqué directement comme porteur de ces idées.
Vivement la 2ème partie
Brazo pour cette réflexion.
Faire réfléchir des bagnolards ! Quelle absurdité !
A part leurs coller des miroirs sur tout le corps, je n’y crois guère.
Cher Lomoberet,
Tu te fourvoies fortement! Le but n’est pas nécessairement de faire réfléchir celui que j’interroge mais plutôt de saisir la façon dont il se défend et d’en construire une forme de modèle théorique. L’ingénuité qui consiste à penser qu’on changera l’autre avec un article ne fait plus partie de mes croyances.
Mais, néanmoins, même s’il ne faut pas placer trop d’espoir dans la reconversion des convaincus, le changement repose en partie sur cette possibilité – quel que soit, tu me diras, la façon dont on y parvient, et là je te rejoins sans doute, il y a plus de chance que cela aura lieu lorsqu’ils seront acculés.
Nous sommes peut-être sorti de l’idéologie de la bagnole, mais tous sommes un moment ou à un autre devant des contradictions qui nécessite une auto-analyse, dans laquelle on doit croire. Tu aurais sans doute aussi besoin à certains moments qu’on te colle des miroirs, tout comme moi! J’espère juste qu’à ce moment-là tu seras prêt à revoir ta position.
Faire réfléchir des bagnolards ? Je ne sais pas si la réflexion est toujours intéressante, mais l’étude de cette réflexion peut toujours être intéressante. J’attends aussi avec impatience le texte à venir, d’autant plus que l’introduction à l’étude est un très bon texte.
Si le mec n’a pas senti la fibre anti-voiture, il est sourd ! J’attends de voir comment il a répondu à chacune des questions, et à quels moments il devient suspicieux.
Superbe, de la rhétorique.
Belle manière d’utiliser le discours adverse contre lui-même en l’invitant à montrer toute son argumentation.
J’ai aussi depuis longtemps compris qu’on ne peut espérer changer les gens trop stupides. Beaucoup vivent consciemment leur «automobilisme» tout en sachant qu’il est nocif pour tous, ils s’en réjouissent même. Combien ne sont que des êtres bestiaux prompts à tuer pour satisfaire leurs impulsions.
En sachant qu’on ne peut changer ces gens ou qu’il serait trop coûteux socialement et écologiquement de le faire il ne peut subsister qu’une possibilité : viser à faire disparaître l’automobile. Engin de mort, arme de destruction polyvalente qu’est la voiture mis entre les mains de tout un chacun.
Attention, certains vont frôler la congestion cérébrale, à chercher à répondre.
Excellent. Autre question qui aurait pu être posée. De nombreuses terres fertiles des pays du sud sont consacrées en exclusivité aux carburants verts au détriment de l’alimentation des populations locales. Pour rouler en voiture, acceptez-vous donc que les agriculteurs des pays pauvres n’aient plus les moyens de se nourir ?