Pétrole, l’élan vers le pire

La hausse des cours du baril de pétrole donne lieu, pour l’instant, à des prévisions mondiales précautionneuses de la part des grands trésoriers Jean-Claude Trichet et Alan Greenspan, et à de vaines polémiques françaises sur les actions immédiates du gouvernement en faveur de certains secteurs touchés par les prix croissants des carburants.

D’un côté, les gouverneurs des banques centrales rassurent les investisseurs en évaluant, pour 2005, à moins de 2 % et moins de 3 % les taux d’inflation des économies régionales qu’ils surveillent respectivement.

De l’autre coté, Nicolas Sarkozy cède rapidement à l’essentiel des revendications des marins-pêcheurs, puis des agriculteurs, puis des transporteurs routiers… tandis que le Parti socialiste et l’UFC – Que choisir réclament le retour à la « TIPP flottante » pour tous les citoyens-consommateurs-automobilistes. Le mécanisme, que vient d’annoncer M. Sarkozy, mesure financière immédiate, en masquant la vérité des coûts, n’incitera pas nos concitoyens à réduire leur consommation. En outre, on sous-entend que la conjoncture pétrolière tendue reviendra bientôt à de plus sages niveaux permettant de « soutenir la croissance ».

Par ignorance ou par routine neuronale plus que par calcul, nos responsables analysent mal la situation énergétique du monde. Ils en déduisent des politiques et tiennent des propos inadaptés, entraînant nos sociétés dans leur élan vers le pire.

La crise énergétique durable qui s’annonce par le renchérissement des hydrocarbures n’est pas du même type que les chocs pétroliers des années 1970, d’origine politique. Aujourd’hui, trois facteurs inédits concourent à la gravité sans précédent de cette crise qu’il vaudrait mieux nommer bouleversement du monde. D’abord, l’imminence du déclin définitif de la production de pétrole. Même si des incertitudes et des controverses existent sur la date du pic de production (2006 ? 2008 ? 2010 ?), négliger son advenue proche me paraît irresponsable.

Ensuite, l’excès structurel de la demande mondiale sur l’offre de pétrole. Les cours du baril grimpent. L’inflation se propage déjà à l’agriculture et à la pêche, aux transports, au tourisme et à la pétrochimie, avant de déferler dans tous les autres secteurs d’activités.

Le facteur géopolitique enfin. Depuis le 11 septembre 2001 et la guerre d’Irak en 2003, nous sommes entrés dans un état permanent de guerre, de terrorisme et de sabotages, plus liés à l’accaparement de l’or noir qu’à des querelles religieuses.

La question n’est donc plus : quand les cours du pétrole reviendront-ils aux alentours de 30 dollars le baril ? L’ère séculaire de l’énergie bon marché est terminée. Nous devons plutôt nous interroger sur le profil futur de la hausse des cours, sur les immenses conséquences que cette inflation engagera et sur les gestes politiques nécessaires à la sauvegarde de la démocratie et de la solidarité dans les conditions difficiles qui s’annoncent.

Comment vont évoluer les cours du pétrole dans les mois et les années à venir ? Deux hypothèses apparaissent. La première énonce que la tendance haussière observée depuis le début de l’année 2002 (le baril cotait alors 15 dollars à New York) continuera longuement et régulièrement, malgré quelques Yo-Yo ponctuels dus à de petites embellies.

Jusqu’à 70 ou 75 dollars le baril, cette hausse n’affectera que légèrement la croissance des pays de l’OCDE, qui ont les moyens de payer à ces prix leur addiction au pétrole. A ces niveaux, les centaines de milliards de pétrodollars supplémentaires se recyclent encore dans les économies occidentales sans en ébranler les fondements, malgré les souffrances économiques et sociales de certaines catégories professionnelles.

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Quand nous aborderons le voisinage des 100 dollars le baril, dans quelques années, le confinement de l’inflation sera intenable et la récession commencera, réduisant sans doute la demande en hydrocarbures mais insuffisamment pour éviter une grande dépression, renforcée par la déplétion physique de la ressource pétrolière. La suite est indécidable.

La seconde hypothèse, plus dramatique, est formée par l’observation des marges de manœuvre de l’offre pétrolière mondiale. Jadis, les capacités de production, de transport et de raffinage étaient suffisantes pour que les réponses de l’offre s’ajustent souplement à la demande, en plus ou en moins. De 6 % à 8 %, ces marges de manœuvre sont aujourd’hui passées à près de 1 %, soit environ un million de barils de pétrole par jour (1 Mb/j).

Les appels pressants du G7 à l’augmentation urgente de l’offre et les fanfaronnades productives de l’OPEP n’entravent pas la hausse boursière du pétrole et ne changent rien à une situation matérielle proche de la pénurie. Si, pour quelque raison que ce soit, advenait une réduction durable de la production de pétrole supérieure à 1 Mb/j, les prix augmenteraient fortement en un délai très court. Or cette supposition d’une rupture brutale d’approvisionnement sur le marché physique, même minime, est assez plausible au vu de l’état troublé, voire chaotique, de tous les pays exportateurs.

De l’Asie centrale au golfe Persique, du Nigeria au Venezuela, de la Norvège à la Russie, des nouvelles d’instabilité nous parviennent chaque semaine, auxquelles s’ajoute parfois quelque événement climatique perturbateur de plates-formes offshore. Il ne manquerait plus qu’un hiver froid dans l’hémisphère Nord, boostant la demande, pour propulser le cours du baril vers d’inattendus sommets.

Le choc est donc inévitable. La seule politique qui puisse en amoindrir les effets désastreux est la sobriété. C’est-à-dire la décroissance franche et durable de la consommation d’hydrocarbures, déployée en mesures normatives affichées, par exemple, dans le projet de loi de finances pour 2005, en France. La lecture dudit projet ne révèle rien de cet ordre. Ni dans le discours de M. Sarkozy, ni dans la présentation générale du budget, ni dans les articles du texte, ne figurent une phrase, une analyse ou une mesure indiquant la prise en compte de la crise énergétique et la volonté d’en réduire les conséquences funestes.

L’hypothèse retenue d’un baril moyen à 36,50 dollars en 2005 et la croyance du secrétaire d’Etat au budget en une hausse « conjoncturelle » des cours renforcent l’impression d’aveuglement du gouvernement à la réalité de la situation mondiale des hydrocarbures, impression déjà ressentie au printemps dernier lors de la discussion de l’extravagant projet de loi d’orientation sur l’énergie, malgré nos interventions rabâchées sur le risque systémique dû au pétrole.

En ces semaines heureuses où le cours était encore à 36 dollars le baril, nous avions déposé des dizaines d’amendements destinés à protéger notre pays du choc pétrolier et à l’orienter rapidement vers l’apprentissage de la sobriété. En vain. Six mois plus tard, le baril est à 54 dollars, mais le modèle du monde qui habite nos dirigeants est plus soumis à la fascination du marché et de la technologie qu’ouvert à la compréhension de quelques données géologiques et du deuxième principe de la thermodynamique.