La bagnole

L’un des textes les plus connus d’André Gorz est celui intitulé L’idéologie sociale de la bagnole. Paru d’abord dans la revue Le Sauvage de septembre/octobre 1973, il a été intégré dans l’ouvrage Ecologie et Politique paru aux Editions Galilée en 1975 puis dans l’ouvrage posthume Ecologica, des mêmes éditions, en 2008. Il y présente les bagnoles comme étant « des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. » Et le luxe, ça ne se démocratise pas, car si tout le monde y accède, personne n’en tire d’avantages : « tout le monde roule, frustre, et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux. »

Si l’on prend un autre exemple, celui des « villas sur la Côte », on s’aperçoit vite de l’absurdité : pour que chaque famille française dispose d’une villa avec plage privée, il faudrait 140 000 km de plages pour que tout le monde soit servi ! Mais pour les bagnoles, cette évidence n’apparaît pas communément. Et pourtant, « une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle pas un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cyclistes, usagers des trams ou bus)?

Question : Comment peut-on démagogiquement affirmer que « chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à « l’Etat » qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à son aise en ville et partir en même temps que tous les autres, à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances » ?

Réponses :

    1. L’idéologie bourgeoise « entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s’avantager au dépens de tous », ce qui développe un comportement agressif et compétitif où les autres ne sont plus considérés que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse.
    1. Bien que la diffusion de cet objet de luxe ait abouti à sa dévalorisation pratique, la persistance du mythe s’explique du fait de l’absence d’une concurrence qui pourrait démontrer sa supériorité : celle des transports collectifs généralisés. En effet, la généralisation de l’automobilisme individuel a permis à l’Etat capitaliste de laisser se dégrader, puis de supprimer les liaisons ferroviaires entre les villes, leurs banlieues et leur couronne de verdure. « Seules ont trouvé grâce à ses yeux les liaisons interurbaines à grande vitesse qui disputent aux transports aériens leur clientèle bourgeoise. » De plus, l’univers urbain et suburbain s’est agencé en fonction de la bagnole. On a vu apparaître des cités autoroutières éclatées (Los Angeles, Bruxelles) « s’étirant le long de rues vides où s’alignent des pavillons tous semblables et où le paysage (le désert) urbain signifie : ces rues sont faites pour rouler aussi vite que possible du lieu de travail au domicile et vice-versa. On y passe, on n’y demeure pas. »
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L’alternative à la bagnole ne peut être que globale « car pour que les gens puissent renoncer à leur bagnole, il ne suffit point de leur offrir des moyens de transport collectifs plus commodes : il faut qu’ils puissent ne pas se faire transporter du tout parce qu’ils se sentiront chez eux dans leur quartier, leur commune, leur ville à l’échelle humaine, et qu’ils prendront plaisir à aller à pied de leur travail à leur domicile – à pied ou, à la rigueur, à bicyclette. Aucun moyen de transport rapide et d ‘évasion ne compensera jamais le malheur d’habiter une ville inhabitable, de n’y être chez soi nulle part, d’y passer seulement pour travailler ou, au contraire, pour s’isoler et dormir ». Pour cela, on peut imaginer des villes nouvelles qui seront des fédérations de communes (ou quartiers), entourées de ceintures vertes où les citadins – et notamment les « écoliers » – passeront plusieurs heures par semaine à faire pousser les produits frais nécessaires à leur subsistance. Pour leurs déplacements quotidiens, ils disposeront d’une gamme complète de transports adaptés à une ville moyenne : bicyclettes municipales , trams ou trolleybus, taxis électriques sans chauffeur. Pour les déplacements plus importants, dans les campagnes, ainsi que pour le transport des hôtes, un pool d’automobiles communales sera à la disposition de tous les garages de quartier. La bagnole aura cessé d’être un besoin. C’est que tout aura changé : le monde, la vie, les gens. Et ça ne se sera pas passé tout seul.

Daniel Paul

5 commentaires sur “La bagnole

  1. Guillaume F

    @ Michelle : entièrement d’accord avec vous !
    Quand j’en parle à mes collègues de boulot on me prend pour un cinglé, un écolo extrémiste.
    Sur 200 employés, je suis le seul à venir au travail en vélo !

  2. The rogue rider

    J’ai renoncé à convertir les bagnolards. Je préfère les laisser dans leur monde, qui n’est pas le mien.

    Mais l’idéologie de la bagnole et de l’hypermobilité vit ses dernières années, comme le monde d’avant la crise. Elle est sapée par la paupérisation massive de l’Occident et par la raréfaction des ressources naturelles.

  3. xtoflyon5

    @Rogue : oui, mais au niveau état d’esprit, les gens sont pour l’instant prêt à descendre dans la rue pour réclamer que l’état fasse qqc pour leur permettre de bagnoler, même si ils n’en ont plus les moyens ! Y’a qu’à écouter les interview-trottoir sur TF1/F2 à chaque augmentation de l’essence.

    Bref, ça va prendre loooongtemps pour sortir des esprits.

    Alors en attendant, moi je parle à mes collègue le langage voiture sur le sujet du vélotaf : temps de trajet, toit ouvrant de série, climatisation/chauffage ultra réactif, pb de parking, PV, conchiage du code de la route… ça donne des discussions marrante quand on joue le jeu. Et ce sont des germes d’idées qui poussent ensuite sans moi.

  4. Yôm

    « Aucun moyen de transport rapide et d ‘évasion ne compensera jamais le malheur d’habiter une ville inhabitable… »
    Encore faut-il s’efforcer de sortir de chez soi, d’occuper sans moteur et sans toit l’espace public pour le réaliser.
    En ce sens, la télévision cloisonne et prive son esclave de l’expérience qui favorise une telle prise de conscience.
    Et nous n’avons contre le monde télé-bognolo que ces armes: la parole et une expérience de mobilité alternative concrète.
    C’est une force.
    Parler n’est pas suffisant. Seule l’expérience que l’on peut soumettre au regard du télé-addict est valide à ses yeux.
    Nous ne pouvons changer les gens. Mais nous pouvons modifier leur perception du réel car à la différence des bobards télévisuel, NOUS SOMMES RÉELS.
    Expérimentons, répandons nous et détournons les regards vers le coeur de nos vi(ll)es.
    Nous ne connaitrons peut-être pas un monde rêvé où la ville sera un lieu de vie et d’échanges pour tous où chacun aura sa place, un toit, un espace public ouvert mais nous le bâtissons, assurément.

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