« Le Meilleur des Mondes »

Aldous Huxley, qui est encore un jeune écrivain, n’a pas fini de nous étonner. Sa virtuosité littéraire est admirable. Qu’un même auteur puisse écrire un roman comme Contrepoint où l’âme contemporaine est si lucidement analysée, une œuvre pleine d’humour léger, comme Deux ou trois Grâces, et un roman d’utopie, comme Le Meilleur des Mondes, voilà qui nous surprend et qui nous déconcerterait, si le talent d’Aldous Huxley ne s’accommodait à merveille de ces diverses transformations. 

Avec Le Meilleur des Mondes, il nous donne encore une preuve de sa vigueur et de son originalité. Rien n’est plus malaisé que d’écrire un bon roman d’utopie et il est assez facile d’en saisir la raison. On estime justement que les progrès de l’humanité, dans l’ordre intellectuel et moral, sont limités, si bien que tout romancier d’anticipation est à peu près impuissant à projeter sur l’avenir une transformation intérieure des hommes. Il lui reste donc à concevoir un progrès matériel, qui modifie de façon profonde et imprévue l’état actuel de la société. Mais l’imagination a beau travailler, elle ne dépasse que de fort peu l’invention déjà connue, si bien que la plupart des romans d’anticipation se bornent à nous présenter une société dans laquelle les progrès acquis ont été perfectionnés, et non point des progrès inédits.

Il faut évidemment excepter de cette loi les grands romans d’utopie, par exemple, pour ne citer que des œuvres récentes, les Voyages en Erewhon de Samuel Butler, ou l’admirable Nous autres de Zamiatine, que j’ai signalé en son temps aux lecteurs de L’Européen.

D’ailleurs c’est de l’œuvre de Zamiatine que se rapproche Le Meilleur des Mondes. Aldous Huxley, comme l’auteur russe, imagine que les grands principes de philosophie politique et sociale, qui aujourd’hui apparaissent être des innovations audacieuses, sont devenues les bases de la société, après avoir été portés à leur paroxysme. Zamiatine avait ainsi, sous le masque de l’utopie, exercé son esprit critique sur les principes du communisme. Aldous Huxley applique le sien aux principes de l’industrialisation à outrance, de l’organisation sociale, rationalisée à l’extrême, et du freudisme devenu le fondement de l’éducation. Mais avec quelle surprenante virtuosité, avec quelle précision dans l’imaginaire, avec quel luxe de détails spirituellement inventés, avec quel humour! Le Meilleur des Mondes est éblouissant. Aldous Huxley, sans avertissement, sans préparations, sans les prologues qui, généralement, alourdissent les romans d’utopie, nous précipite dans la capitale de l’Etat Mondial: « Londres-central », dont la devise est: « Communauté, Identité, Stabilité« ; immédiatement, dès la sixième ligne, il commence à dérouler sous nos yeux le tableau d’une société dont tous les membres sont non seulement parfaitement heureux, mais incapables d’être malheureux. Triomphe de la science et de la méthode !

La société organise en effet le bonheur des individus, bien avant leur naissance. Parler de « naissance » est d’ailleurs impropre. Il y a longtemps que les humains ne sont plus vivipares, et le mot « parents » est considéré comme ridicule, absurde et obscène. Les embryons ne se développent plus qu’en laboratoire, dans les centres d’incubation où les germes sont cultivés rationnellement, d’après les indications du bureau de la Prédestination sociale. Car on conditionne les embryons, on leur façonne une hérédité selon les fonctions qu’ils doivent plus tard exercer. Comme une société bien organisée doit être non pas hiérarchisée, mais différenciée, on crée plusieurs catégories d’êtres humains. Exerçant les fonctions les plus importantes sont les Alpha; au-dessous d’eux les Bêta, puis les Delta, enfin les Epsilon. Les Alpha dirigent, les Epsilon sont des avortons qui accomplissent, satisfaits, ce pourquoi ils ont été faits, c’est-à-dire les travaux obscurs et pénibles. Pour obtenir cette gamme d’humanité, il a suffi de traiter convenablement les embryons, dans les flacons où ils étaient cultivés; une trace d’alcool et l’Alpha prédestiné tombe au rang de Delta, ou même de l’Epsilon!

Mais il y a mieux: par un procédé appelé la Bokanovkisation, du nom de son inventeur, le germe peut bourgeonner et produire des embryons rigoureusement identiques, des séries de jumeaux. On aperçoit l’avantage qui peut en résulter pour une production taylorisée: des équipes composées d’individus absolument semblables, physiquement et moralement interchangeables, travaillant ensemble et répétant exactement les mêmes gestes.

Dans cette société, aucune envie, aucune jalousie entre catégories diverses. L’Alpha a quelque commisération pour le Delta ou pour l’Epsilon, mais l’Epsilon et le Delta sont heureux de leur sort; l’hérédité factice qu’on leur a fabriquée, le « conditionnement » auquel leur embryon a été soumis les empêchent de penser autrement qu’en Deltas ou en Epsilon. Même, à l’intérieur de certaines catégories, des embryons ont été conditionnés pour des travaux déterminés. Ainsi l’embryon aura été conditionné à la chaleur lorsqu’on a prévu que l’homme futur devrait travailler dans des conditions de température élevées.

L’éducation a perfectionné encore cette organisation sociale. Une éducation qui dérive des principes de Freud et qui donne à l’inconscient le pas sur le conscient. On n’apprend plus la morale aux enfants; on leur inocule les principes convenables, dès le jeune âge, pendant leur sommeil. C’est le procédé « hypnopédique ». Durant qu’ils dorment, des disques répètent interminablement aux enfants ce qu’ils doivent savoir pour être heureux; ils ensemencent leur inconscient de principes qui leur donnent la fierté d’être ce qu’ils sont; et le dégoût d’être autre-chose.

Plus tard, mais bien avant qu’ils n’aient atteint les lisières de l’adolescence, on les libérera des penchants qui pourraient être refoulés en les faisant jouer à des jeux érotiques; l’enfant qui éprouvera quelque vergogne pour ces jeux sera considéré comme un anormal, et traité comme tel.

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Tous les sentiments violents, et surtout l’amour étant abolis, il en résulte que la société est stable. Les femmes et les hommes sont, si l’on peut dire, dans le domaine public; la douleur, l’exaltation amoureuse, la fureur jalouse n’existent plus. Les fonctions de reproduction s’exercent librement, avec plus de simplicité encore que dans le monde animal. Les divertissements ont pour but, non de détourner de la vie réelle, mais au contraire d’accroître l’intensité des sensations. Le « cinéma sentant », qui est la grande distraction de l’Etat mondial, agit directement sur les sens des spectateurs, sans appel à l’imagination. Les images d’ailleurs ne sont plus seulement lumineuses, mais les effluves tactiles font participer le spectateur à la scène qui est représentée.

Ce monde est vraiment le meilleur des mondes possibles. S’il arrive que chez un membre de cette société merveilleuse il y ait un fléchissement du seuil vital, une dépression momentanée qui pourrait ressembler à du chagrin ou à de la mélancolie, le niveau est aussitôt rétabli par l’absorption d’une substance réparatrice, le soma, qui replonge celui qui en prend dans l’euphorie générale.

Il faut lire ce prodigieux tableau d’une société stabilisée dans un bonheur sans contrastes. Car, dans l’Etat mondial, le bonheur ne s’oppose point au malheur, ou la joie à la douleur; bonheur et joie sont d’ordre absolu. Ajouter que cette civilisation portée à la perfection est placée sous l’égide d’un inventeur mystérieux qu’on appelle: « Notre Ford », et qui avait emprunté son nom au grand industriel américain. « Ford » a remplacé le mot « Dieu » dans l’Etat mondial. On ne dit point: « Par Dieu! » mais « Par Ford! », ni: « Que ferions-nous, grand Dieu! » mais « Que ferions-nous, grand Ford! », ni: « Sa Seigneurie » mais « Sa Forderie ». Aldous Huxley tire mille effets plaisants de cette invention cocasse.

Comme on peut le prévoir, un Sauvage pénètre dans le meilleur des mondes, et manque de le bouleverser. On se souvient peut-être que dans le livre de Zamiatine, on voyait aussi des citoyens de la société nouvelle franchir la grande muraille qui encerclait l’Etat idéal, et découvrir des représentants d’une espèce disparue; des hommes vivant dans la nature, sous une lumière qui n’était pas artificielle. Le sauvage d’Aldous Huxley a moins de poésie et plus de philosophie. Nourri de Shakespeare, ayant le sentiment du tragique de l’existence, convaincu que les sentiments humains n’atteignent à la grandeur que s’ils sont contrariés, et cherchant dans le désordre des âmes un aliment à l’art et à la pensée, il est exactement aux antipodes de l’Etat mondial et il devient pour ceux-ci un objet de curiosité et de risée.

Pourtant, certains Alphas sentent bien qu’ils ont quelque affinité avec le Sauvage, mais l’un des administrateurs de l’Etat mondial explique à cet inadapté pourquoi sa conception est non seulement périmée, mais incompatible avec l’ordre social et la civilisation idéale. Le dialogue est fort, et vaut d’être médité: sous des allures paradoxales, il renferme de solides vérités. Nous ne pouvons malheureusement citer qu’un fragment:

« — Le bonheur effectif, dit l’Administrateur au Sauvage, paraît toujours sordide en comparaison des larges compensations qu’on trouve à la misère. Et il va de soi que la stabilité en tant que spectacle, n’arrive pas à la cheville de l’instabilité. Et le fait d’être satisfait n’a rien du charme magique d’une bonne lutte contre le malheur, rien du pittoresque d’un combat contre la tentation ou d’une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n’est jamais grandiose.

— Sans doute, dit le Sauvage, après un silence. Mais est-il indispensable qu’il atteigne le degré d’horreur de tous ces jumeaux ? Il se passa la main sur les yeux comme s’il essayait d’effacer le souvenir de l’image de ces longues rangées de nains identiques aux établis de montage, de ces troupeaux de jumeaux faisant la queue à l’entrée de la station du monorail à Brentford, de ces larves humaines envahissant le lit de mort de Linda, du visage indéfiniment répété de ses assaillants.

— Mais combien utile ! Je vois que vous n’aimez pas nos Groupes Bokanovsky, mais je vous en donne l’assurance, ils constituent la fondation sur laquelle est édifié tout le reste. Ils sont le gyroscope qui stabilise l’avion-fusée de l’Etat dans sa marche inflexible. — La voix profonde vibrait à faire palpiter; la main gesticulante représentait implicitement tout l’espace et l’élan de l’irrésistible machine. »

Le Sauvage, révolutionnaire du passé, ne parviendra pas à disloquer la machine. C’est lui qui sera écrasé sous l’énorme volant. Pour avoir été surpris par l’objectif du cinéma dans des exercices d’ascétisme, devenu la fable de tous, il se suicidera, laissant cette société dans son bonheur sans ombres.

Il faut savoir gré à M. Jules Castier d’avoir traduit ce livre, que bien des lecteurs français aimeront à connaître. La traduction d’Huxley n’est jamais facile, mais celle-ci offrait des difficultés particulières. Elles ont, presque toutes, été surmontées, quoique, sans même savoir l’anglais, on sente bien qu’il a été impossible de faire passer dans notre langue certains traits d’humour, et aussi l’opposition du langage des Mondiaux avec celui du Sauvage. N’empêche que ceux de nos compatriotes qui « n’entendent point l’anglais » doivent rendre grâces à M. Jules Castier.

PIERRE AUDIAT
L’européen, hebdomadaire économique, artistique et littéraire
Vendredi 10 février 1933