Dégraissez le PIB pour sauver le climat! (2/4)

Puisqu’aujourd’hui, arrivé au bord du précipice climatique, tout le monde, même les milliardaires (sauf Trump) et leurs premiers de cordée, se déclare volontaire pour sauver la planète, qu’il nous soit permis d’émettre une proposition dans ce sens : sabrez le PIB pour sauver le climat.

Seconde partie
L’Orfraie, William Nordhaus

Avant de changer de paradigme, il nous faut malgré tout consacrer quelques lignes à la querelle byzantine. L’Orfraie d’outre-Atlantique qui livra la charge féroce contre Nicholas Stern n’était autre que William Nordhaus, professeur à la prestigieuse université de Yale, un illustre inconnu pour le grand public, une vieille célébrité (presque oubliée) dans le microcosme de la science économique. Hasard du calendrier ou ironie de l’histoire, l’actualité nous oblige à dépoussiérer le personnage pour le présenter. Il se trouve, en effet, que le même mois et le même jour où le GIEC sortait son rapport spécial d’octobre 2018, la Banque centrale de Suède refaisait émerger le vieux professeur en lui décernant le « prix Nobel d’économie ». Dans les fastes de la cérémonie et sa couverture médiatique, on apprend ébahi que Nordhaus fut un « pionnier » de la réflexion économique sur le réchauffement climatique. Ainsi, tout s’explique. En 2006, fort probablement à l’insu de son plein gré, Nicholas Stern avec son fameux rapport volait la vedette climatique à la vieille chouette du siècle passé.

Au vu du curriculum vitae de l’économiste de Yale, de sa biographie et bibliographie, on comprend aisément que W. Nordhaus vit rouge et rugit à la sortie et à l’accueil du rapport de son collègue britannique.

En faisant une surenchère alarmiste sur l’urgence climatique, Nicholas Stern venait allégrement piétiner les platebandes précautionneusement élaborées depuis la fin des années 1970 par l’économiste américain. Dans l’ambiance climato-sceptique des Etats-Unis, le Professeur de Yale s’était démarqué sur une troisième voie médiane et, dans sa spécialité, il avait patiemment creusé son sillon en développant un modèle personnel: le DICE, « dynamic integrated climate economy« , qui fut publié en 1992. Après le fracassant Stern Review, tout était à refaire pour Nordhaus; il devait repartir à la charge pour rétablir son autorité sur son petit pré carré. Car, on le découvre, la longue carrière climatique de l’économiste débute dans les turbulences politiques des années 1970. A cette époque W. Nordhaus s’était déjà illustré par ses hurlements contre le rapport Meadow qui, lui aussi, venait piétiner sans ménagement les platebandes de la science économique. « The Limits to Growth« , comment oser énoncer une hypothèse aussi sacrilège et chercher à la démontrer sur le territoire des Etats-Unis d’Amérique? Une première dans l’histoire du capitalisme et de sa science économique… Le maccarthysme avait portant éradiqué Marx et ses disciples des Etats-Unis et les juntes militaire en avaient fait autant sur toute l’Amérique latine. Et voici que des chercheurs d’un minable institut de technologie (MIT) se mettaient à critiquer le capitalisme dans les fondements même de son dynamisme économique… Depuis cet affront historique en provenance de scientifiques extra-économiques avec son retentissement mondial amplifié par l’aura du « Club de Rome », l’économiste de Yale avait décidé d’investir la problématique environnementale et d’en faire une affaire très personnelle pour ne plus la laisser aux seuls scientifiques et encore moins aux écologistes.

Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, W. Nordhaus publiait en 1977 dans « The American Economic Review » un article au titre improbable pour l’époque « Economic Growth and Climat: the Carbon Dioxyde Problem » (4). Rappelons ici à titre de repérage chronologique que le GIEC fut créé onze ans plus tard en 1988 avec un premier rapport livré en 1990. Ainsi, la qualification de « pionnier » n’est pas exagérée. Mais peu importe le contenu de son savant article, c’est sa date de parution qui fait son intérêt historique puisqu’il témoigne indirectement de trois choses: d’abord on constate que les émissions de CO2 étaient un problème identifié au cours des années 1970, ensuite de l’influence réelle des écologistes aux Etats-Unis à cette époque et, pour finir, au travers de Nordhaus, des inquiétudes des milieux d’affaires non pas sur le réchauffement climatique mais sur le climat politique délétère aux affaires généré par la conscience aiguë de la crise environnementale.

Dans ce contexte d’intense contestation du modèle étasunien, le savant économiste de Yale s’était courageusement érigé en pièce maîtresse du dispositif universitaire de reconquête de l’éducation sentimentale de la jeunesse étasunienne, bref un brave berger des brebis égarées dans l’écologie.

Désormais désinhibée après son trophée, la vieille chouette, de retour dans son fief de Yale auprès de ses jeunes ouailles tout ébahies, rugissait à nouveau le message fondamental de l’Amérique studieuse et disciplinée: « Ne laissez personne vous écarter de votre travail qui est la croissance économique! » La messe est dite comme le remarque L’Ecologiste: « Rien ne doit entraver l’accumulation du capital » (5). 

Bien évidemment, en tant que commun des mortels sans grand bagage intellectuel, il ne nous est pas possible de départager les deux sommités savantes dans leur affrontement universitaire sur le devenir de la croissance économique dans la tourmente climatique de la Terre. Mais fort heureusement pour nous, l’économiste vedette de l’Hexagone, Thomas Piketty, a jugé utile, in extremis, de ne pas faire l’impasse totale sur le réchauffement climatique. A la neuf cent trente troisième page de son pavé de près de mille pages, apparaît un bref paragraphe sur le sujet, le strict minimum pour un livre qui prétend présenter « Le Capital au 21e Siècle« . Coup de bol pour nous, l’auteur n’a rien de très personnel à dire sur le sujet; ainsi la joute au sommet va lui servir de bouche-trou pour combler une lacune forcément fautive dans une œuvre de cette taille. Sans rentrer dans les subtilités de la science économique, on apprend par l’expertise de Piketty, que le différend entre savants aurait porté sur le choix du « taux d’actualisation » (« the discount rate« ).

Ainsi, pour faire simple et en image, avec le choix bas du « discount rate » dans le modèle de Nick: « c’est la cata, la maison brûle« ; tandis qu’avec le choix haut dans le bidule de Bill: « y-a pas le feu au lac ! » « Entre les deux  mon cœur balance« , se dit Tommy d’un air frivole, mais finit par craquer pour Nick, tout en dévoilant les motivations semi-secrètes de la vieille chouette: « Quitte à choisir, les conclusions de Stern me paraissent plutôt plus raisonnables que celle de Nordhaus, qui témoignent d’un optimisme certes sympathique, et fort opportunément tout à fait cohérent avec la stratégie américaine d’émissions carbonées sans aucune retenue, mais finalement assez peu convaincantes. Il me semble cependant que ce débat relativement abstrait sur le taux d’actualisation passe largement à côté du débat central » (6). Puisque c’est Piketty qui le dit, on peut se dispenser de se torturer l’esprit avec ce fameux « discount rate« .

Plus récemment, juste après la consécration de Bill pour son bidule DICE remis au goût du jour par les banquiers suédois, l’anachronisme du modèle était démasqué par Antonin Pottier, enseignant à l’EHESS. Auteur de « Comment les économistes réchauffent la Planète« , Pottier avait déjà décrypté les manigances conceptuelles de la secte des économistes néoclassiques étasuniens qui, aux côtés des climato-sceptiques menaient discrètement leur travail de sape dans les universités. Paraphrasant la célèbre formule de Kenneth Ewart Boulding sur les économistes et la croissance, A. Pottier résumait son analyse technique ainsi: « Il faut être un fou… ou un économiste nobélisable pour préconiser 3,5°C comme réchauffement optimal quelques mois seulement après que la communauté internationale […] se soit accordée, lors de la COP 21, à contenir le réchauffement climatique nettement en dessous de 2°C. » (7)

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Mais, pour revenir à la vieille querelle byzantine de Nick et Bill, on peut se permettre une réflexion d’humble mortel sur les dérives extrêmes du savoir universitaire: aussi inattendu que cela puisse paraître dans ces hautes sphères, le devenir de la vie sur Terre, le Paradis ou l’Enfer ne dépendrait ni du Diable ni du Bon Dieu ni même de ses pauvres créatures terrestres mais au final d’un choix judicieux de « discount rate » opéré par des experts en science économique de l’université de Yale… Carrément hallucinant !!!

William Nordhaus with Milton Friedman…

Avec ce simple éclairage économique, le ciel climatique s’assombrit durablement. En Angleterre, Nicholas Stern et son rapport sont enterrés sous les boues toxiques de la fracturation hydraulique tandis que son féroce contradicteur, William Nordhaus et son DICE, sont auréolés en Suède. Et ce chassé-croisé d’octobre 2018 prenant le contre-pied du GIEC va dans une même direction politique qui n’augure rien de bon sur le plan climatique.

En déterrant le vieux chat-huant du Connecticut pour lui décerner le Prix Nobel d’économie, les banquiers suédois n’ignoraient pas la portée politique de ce qu’ils faisaient. A leur manière et de leur tribune, ils lançaient un message à l’encontre des climatologues du GIEC au moment précis où ces derniers livraient leur rapport. Ainsi, pour la caste universitaire du nobélisé, l’urgence climatique, judicieusement relativisée par un discount rate ad hoc, pouvait être sans crainte remise aux calendes grecques.

Comment interpréter plus avant ce qui pourrait apparaître comme un acte manqué? Après la déchéance des climato-sceptiques sous les coups de boutoir du GIEC, les Etats se retrouvent mis au pied du mur devant leur responsabilité environnementale et finalement pris en flagrant délit d’irresponsabilité climatique. Face à ce statu quo fatal on peut dire que, par le choix suédois, « l’Empire contre-attaque« . Avec leur orfraie dépoussiérée et toilettée, les Etats-Unis reprennent leur leadership sur la communauté internationale: « Make America great again« .

Pour que ce message soit clair – America is back, The Empire strikes back – les banquiers suédois décidèrent de faire un tir groupé avec l’attribution d’un second prix à une autre figure de l’économisme étasunien, Paul Romer. Ensuite, ils déclarèrent sans rire que les deux lauréats « ont mis au point des méthodes qui répondent à des défis parmi les plus fondamentaux et pressants de notre temps: conjuguer croissance durable à long terme de l’économie mondiale et bien-être de la planète. » (8) Le GIEC appréciera le pied de nez à son rapport d’octobre… Deux économistes « pyromanes » selon les analyses très techniques de « L’Ecologiste« . (9)

A l’instar de la politique politicienne américaine où la mise en scène hollywoodienne des pensionnaires de la Maison Blanche cultive les contrastes (après Obama, Trump et avant, Bush), on retrouve dans cette fournée de la Banque de Suède un souci manifeste de clair-obscur pour donner l’impression d’une grande profusion d’idées et de réflexions économiques dans les milieux universitaires aux Etats-Unis. En effet, contrairement à William Nordhaus, Paul Romer cultive un style très personnel dans sa spécialité, il n’est pas un vieux hibou, mais se la joue plutôt jeune loup. Haut en couleur et turbulent, il préfère la lumière crue de la rue à l’obscurité universitaire et si possible les feux de la rampe pour ses gesticulations et coups d’éclat médiatiques.

Mais, la variété des manières ne doit pas tromper, comme en politique, la main invisible veille, nuit et jour, à ce que tout ce petit monde dans sa diversité de style et de jeu de scène reste à l’unisson sur l’essentiel: l’énergie fossile et le dogme de la croissance désormais qualifiée de « durable à long terme« . Le registre lexical de la novlangue économique s’enrichit. Paul Romer avait pour sa part construit sa carrière sémantique en brodant sur le thème de la « croissance endogène« … C’était dans les années 1980, on n’avait pas encore inventé « la croissance durable à long terme pour le bien-être de la planète. »

Mais, encore une fois, ne nous y trompons pas, dans la liste des mauvaises surprises les antécédents ne manquent pas et l’on sait que les banquiers suédois du Nobel d’économie sont assez coutumiers du fait: sanctifier par l’intermédiaire d’universitaires décorés l’autorité géopolitique de l’Amérique. Trois ans après la mise en œuvre au Chili de la « Stratégie du choc » par la CIA et son bras armé Pinochet selon les recommandations économiques de l’école de Chicago, son leader Milton Friedman subsistait en bonne place dans la liste des Nobélisables. Alors que l’opinion publique en Europe savait ce qui se passait au Chili, les centaines de morts et de corps torturés de la répression, alors que des dizaines de milliers de chiliens croupissaient en prison, que des centaines de milliers avaient dû prendre le chemin de l’exil, tandis que ceux qui avaient échappé à la prison sombraient par millions dans une misère noire, l’inspirateur de cette catastrophe humanitaire, Milton Friedman, recevait de la Suède le Prix Nobel d’économie… Trois ans seulement: 1973, coup d’Etat au Chili, 1976, Milton Friedman auréolé; y a-t-il aussi une logique de stratégie du choc dans les attributions de Nobel de l’économie? La question mérite d’être posée.

Avec le choix du lauréat pour le Nobel d’octobre 2018, si l’on écarte le hasard de calendrier et l’acte manqué, on se retrouve donc atterré devant une nouvelle offensive du néolibéralisme sur la scène internationale avec une reprise en main ultra-orthodoxe des campus universitaires.

A toute fin utile, une précision s’impose sur ce trophée: le lecteur doit savoir qu’il n’y a pas à proprement parler de « prix Nobel d’économie » mais un « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » que l’univers médiatique a pris l’habitude de nommer « Prix Nobel d’économie ». Il ne date pas du temps des grandes illusions d’Alfred Nobel mais fut créé par les banquiers suédois en 1968, les sixties, une époque bien connue de grandes contestations du capitalisme. Ainsi, avec ce pseudo-prix Nobel et son décorum, les milieux financiers étaient déjà dans une logique de contre-offensive pour la reconquête des campus universitaires.

Fin de la 2e partie
[…]

Février 2019
Jean-Marc Sérékian, auteur de :
« Capitalisme fossile, de la farce des COP à l’ingénierie du climat »
Ed. Utopia 2019 (à paraître)
http://www.editions-utopia.org/

Image: « Je ne crois pas aux changements climatiques », tag de 2009 attribué à Banksy en réaction au manque de prise de conscience des politiques face aux enjeux environnementaux.

Notes

(4) William D. Nordhaus, “Economic Growth and Climate: The Carbon Dioxide Problem”
The American Economic Review Vol. 67, No. 1, Papers and Proceedings of the Eighty-ninth Annual Meeting of the American Economic Assocation (Feb. 1977), pp. 341-346
(5) Gareth Dale, « Climat : deux Nobels pyromanes » n° 53 octobre-décembre 2018.
(6) Thomas Piketty, « Le Capital au 21e siècle » Ed. Seuil 2013
(7) Le Monde, vendredi 12 octobre 2018, Antonin Pottier « William Nordhaus, un Nobel de retard ? »
(8) Le Monde, mercredi 10 octobre 2018, Antoine Reverchon « Le 50e prix Nobel d’économie attribué aux Américains William Nordhaus et Paul Romer »
(9) voir note (5)

Un commentaire sur “Dégraissez le PIB pour sauver le climat! (2/4)

  1. vince

    L’empire contre-attaque, j’aime bien l’expression, c’est un peu ça.

Les commentaires sont clos.