La mort de la Terre

Successivement, les Parisiens affolés avaient noté 32, 35, puis 36, 38 et 40 degrés à l’ombre. Dans un ciel d’azur implacable, le soleil dardait ses rais qu’on eût dits d’airain en fusion, tant ils semblaient pénétrer et fouiller jusqu’au tréfonds de l’organisme humain, grillant l’épiderme, tordant les muscles, crispant les nerfs, altérant les muqueuses dont la dessication se traduisait par une soif ardente et fiévreuse.

Les cas de mort foudroyante, de folie subite, d’insolation et de congestion fatales ne se comptaient plus. La ville paraissait en deuil, – et de même que Paris, les autres villes de France, – avec l’asphalte sonore des trottoirs brûlants sur lesquels le passant n’osait plus s’aventurer qu’à l’heure ardemment souhaitée où, enfin, de l’horizon en feu, l’astre meurtrier avait disparu.

D’abord, on s’était réfugié dans les caves. Le Métropolitain, les catacombes, les carrières de Montmartre, les égouts empestés même étaient devenus l’habitacle des Parisiens. Puis, peu à peu, presque machinalement, ce fut l’exode vers la banlieue plus ou moins proche : les collines de Sannois, Chantilly, le lac d’Enghien, les sentes ombreuses de Saint-Germain-en-Laye, et la forêt de Bondy, d’antique et mauvaise renommée.

Mais la campagne morte était plus lugubre encore. Les récoltes, consumées sur place, les arbres jaunis, roussis, sans feuilles et sans fruits, rabougris et tristes comme en plein hiver, clamaient la souffrance dans la torsion suprême de leurs fibres desséchées.

Des villages entiers étaient anéantis, par suite de l’inflammation spontanée des toits couverts de chaume. Et, faute de fourrage, le bétail succombait dans les étables. L’eau manquait partout.

D’abord, les fontaines n’avaient plus laissé suinter que quelques gouttes, puis les sources avaient complètement tari. Les ruisseaux furent bientôt à sec, et les fleuves cessèrent de couler. Dans la vase croupissante des lacs, les poissons succombaient à la lente asphyxie, leurs ouïes collées, et des miasmes putrides s’épandaient dans l’atmosphère alourdie.

Et, cependant, l’hiver approchait, la saison maudite, cette fois si impatiemment attendue. L’hiver était là ; mais, immuable, implacable et cruel, le mercure, dans le tube de verre, accusait 45 et 46 degrés à l’ombre.

Les savants docteurs, siégeant en séances ordinaires, extraordinaires et secrètes, réunis en congrès régionaux, nationaux et internationaux, voire universels, s’étaient livrés à des calculs aussi fantaisistes, sans doute, qu’érudits, avaient échafaudé probabilités sur vraisemblances et théories hardies sur systèmes suspects, sans parvenir à expliquer d’une manière tant soit peu nette l’étrange phénomène cosmique par suite duquel l’humanité tout entière se tordait de souffrance.

Et des mois s’écoulèrent ainsi. Et la chaleur augmentait encore. Le printemps revint, avec une température de 48 et bientôt de 50 degrés. Sous l’influence néfaste de cette cuisson inévitable, la nature refusa sa floraison. La Terre, depuis la lointaine époque glaciaire, connut le premier mois de mai sans fleurs. Les végétaux étaient morts, et dans les branches noircies des arbres et des buissons, nul pépiement joyeux ne venait annoncer l’éclosion des nichées nouvelles.

Maintenant, les plus grands cours d’eau montraient l’ossature de leurs lits rocailleux à sec. Partout, dans la plaine, des carcasses de bêtes crevées gisaient, lamentables. La grande voix des champs, la voix multiple de la forêt s’était tue. Dans les villes, réfugiés dans les souterrains, quelques survivants de la Plaie se consumaient douloureusement, les poumons brûlés par l’haleine pestilentielle d’un souffle de flamme. Depuis longtemps, les services publics étaient suspendus. De plusieurs mois, on n’avait enregistré aucune naissance. Après la première poussée de sensualité provoquée par la chaleur tropicale, tout désir avait fui de l’organisme souffrant. Comme les plantes, l’humanité n’a plus de sève et s’éteint.

Évidemment, malgré le désaccord des Académies, dont le nombre des membres diminuait chaque jour, les professeurs constataient, sans en trouver la raison, que quelque chose grinçait dans l’harmonie de notre système planétaire. Soit que l’axe de la Terre se fût davantage ou moins incliné sur le plan de l’écliptique, soit que l’activité d’Hélios eût soudain augmenté, le fait tangible était là. Déjà, des contrées entières, de vastes pays, devenus arides, inhabitables, on pouvait prévoir la fin certaine et proche, mathématiquement calculable de notre globe.

Alors, ce fut une ruée soudaine vers les climats plus heureux. L’immense flot des humains encore valides s’ébranla. Ce fut la finale épopée, la dernière étape du calvaire, la marche désespérée dans la direction des pôles. Tous les peuples d’Europe, en une vaste poussée, comme jadis les grandes invasions des barbares, se levèrent pour l’exode, emportant avec eux de rares conserves utilisables encore.

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Il n’y avait plus de chevaux ni de bêtes de somme. Faute d’eau, les automobiles et les aéroplanes furent abandonnés, monstres immobiles, tristes reliques des derniers efforts du génie humain. La foule allait à pied, lentement, douloureusement, les plus riches utilisant les rares convois électriques qui fonctionnaient encore. Et tous, hommes, femmes et enfants, vieillards, malades, la face congestionnée, les jambes brisées, la poitrine haletante, les reins en sueur, les tempes martelées par la fièvre, avec dans les yeux une angoisse de délire. Et cette longue, infinie théorie d’hommes allait, pâles, hâves, tous pareils à des vagabonds ; ils allaient, abandonnant derrière eux, sans un regard, sans un regret, sans une révolte, – tant était grande leur apathie morbide, – chaumières et palais.

Sur toute la longue route qu’ils couvraient d’un ruban interminable, une traînée de cadavres marqua leur passage. Mais nul vautour, planant dans l’azur du ciel incendiaire, ne descendait plonger son bec vorace dans les yeux secs et durcis des morts.

La nuit leur accordait à peine un répit. À chaque aurore, leur long martyre recommençait. Quand la torpeur de leurs membres leur en laissait la force, ils montraient le poing au Soleil et l’appelaient assassin.

Quelques centaines de mille, au départ, ils ne furent bientôt plus que cinquante, vingt, dix mille, puis cinq mille, puis un millier à peine, puis quelques cents seulement.

Déjà, ils avaient franchi monts et vallées, et les bras de mer noirs et séchés. Plus d’eau, plus de feuillage, plus de bruit, plus de vie nulle part. Depuis longtemps, les derniers trains s’étaient arrêtés…

Enfin, après des souffrances sans nom, sous une température de 55 degrés, quelques rares humains, – l’élite de la jeunesse, – étaient parvenus aux extrêmes confins de la Norvège. Devant eux, maintenant, s’étendait le vaste désert de la glace silencieuse. Mais, là-même, leur torture se poursuit. Le soleil, bas à l’horizon, réfractait ses rayons meurtriers sur le poli des banquises. Et le petit groupe se fondit encore…

… Un matin arriva où le dernier Homme sentit fléchir ses genoux. Misérable loque aux yeux injectés de sang, aux paupières brûlées, aux os saillants, il se tordit à terre, dans les dernières affres d’une agonie sans cri, ses hurlements devenus muets dans sa gorge sans salive.

Étendu sur le dos, exposé aux morsures du soleil, la peau parcheminée se fendilla, le ventre creva. Et l’œuvre d’absorption s’acheva, sans qu’intervint la putréfaction. Nul ver ne naquit de ses viscères racornis.

Autour de ce pauvre cadavre momifié, toute vie avait cessé. Un vaste et effrayant, un formidable silence régnait dans la nature où planait la Mort souveraine. L’écorce du globe elle-même se déchira, craquela sous la double action du feu interne et de la flamme solaire.

Tel un citron ratatiné, amas de roches volcaniques et stériles, morne et morte à jamais, la Terre roula, inerte vagabonde, dans l’espace insondable et sans fin…


J’avais lu, hier soir, que six cent mille Parisiens avaient abandonné la capitale, devenue un enfer ardent de par les caprices, d’un été bizarre, et je m’étais endormi d’un sommeil de plomb dans ma chambre surchauffée. Et ce matin, las, harassé, à demi « cuit » déjà, je cherchais matière à causerie, lorsque, sur ma table, je vis traîner quelques feuillets couverts du gribouillage que vous venez de lire. Un de mes concitoyens, devenu fou par la température tropicale, avait-il éjaculé cette prose insensée ? Ou bien était-ce l’œuvre d’un lutin qui parfois hante mes nuits mauvaises ? Je n’en sais trop rien, mais je la donne ici, parce qu’elle est bien, sans doute aucun, capable d’avoir germé dans la cervelle d’un boulevardier obligé, de par son métier, d’aller et venir quand même dans nos rues transformées en fournaises…


S., « Chronique du jeudi.
L’Express industriel alsacien, dimanche 19 août 1909
Illustration de Gustave Doré pour les Aventures du Baron de Münchhausen de Rudolf Erich Raspe, Paris : Furne, Jouvet & Cie, [1862]

Source: https://laporteouverte.me

4 commentaires sur “La mort de la Terre

  1. Bibinato

    ça me rappelle deux vieilles nouvelles de SF des années 70, à la très belle écriture également, entendue sur Littérature Audio.com, je vais essayer de la retrouver et de vous adresser le lien. L’une partait d’un réchauffement pas du tout progressif de la Terre, l’autre, de l’arrivée d’un brouillard de plus en plus épais.

     

     

  2. Joffrin

    Ces jours ci, le gouvernement annonce faire face à une pénurie de crabes à Uran, juste en face de Bombay ; normal : expansion urbaine, surpopulation et pollutions en tout genre… sur la grève, les pêcheurs regardent la grande ville en face… la cause de leurs problèmes. Le crabe d’Uran fait pourtant tourner l’économie, c’est bête.

  3. Joffrin

    En relation avec le principe : ‘voiture – mode de destruction’, on a : ‘voiture – éclairage systématique des villes (pas que pour la voiture, mais surtout pour la voiture et autres quand même) – comme mode de destruction’,

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