Puisqu’avec les vacances parlementaires les interpellateurs veulent bien nous accorder une petite trêve et renoncer provisoirement au projet de jeter à bas le gouvernement, occupons-nous des gens qui renversent non pas les ministères, mais les contribuables, — et comme les contribuables c’est nous tous, la question a bien son intérêt.
Autrefois, — il y a de cela une douzaine d’années, mais le progrès va si vite que ce temps parait déjà bien éloigné, — les cyclistes avaient seuls la spécialité de faire mordre la poussière à leurs concitoyens. Il faut reconnaître d’ailleurs qu’ils usaient de ce privilège avec une louable modération. C’est à peine si de loin en loin ils causaient quelque chute, brisaient quelques tibias ou aplatissaient quelques crânes. Ils étaient eux-mêmes intéressés à montrer de la prudence, car leurs machines sont légères et le moindre choc peut en fausser la structure.
Puis, quand une rencontre se produit entre un cycliste et un piéton, le premier a bien des chances de « ramasser une pelle » et de se détériorer quelque membre. L’instinct de la conservation l’excite donc à être prudent et à ouvrir l’œil.
Il n’en est pas de même pour le « chauffeur », c’est-à-dire le conducteur d’automobile qui a détrôné le cycliste et qui est devenu en peu de temps le roi de nos rues et de nos grands chemins. Le roi! Passe encore, bien que cela cadre mal avec nos mœurs démocratiques, mais il n’a pas tardé à en devenir le tyran et le fléau, avec les matchs de vitesse organisés un peu partout en l’honneur de ce sport électro-pétrolien.
Les filles sages ne font point parler d’elles. L’automobilisme, en sa qualité de petite folle, a beaucoup d’histoires, même beaucoup trop depuis quelque temps. On n’entend parler que d’accidents amenés par sa faute. La chronique locale des journaux en est encombrée, si bien que les journaux eux-mêmes qui organisent des courses « auto » , qui cherchent à se faire de la réclame avec ce nouveau genre de sport, se voient obligés d’être l’écho de l’opinion publique en récriminant contre ces abus, en lui conseillant de se modérer, de se montrer moins égoïstes, plus humain envers les passants inoffensifs qui ont le droit de vaquer à leurs affaires ou de se dégourdir les jambes pour leur plaisir sans courir le risque d’être écrasés.
Nous n’ignorons pas, certes ! qu’une inexorable fatalité condamne le genre humain à payer cher la rançon des découvertes de la science. Depuis les temps fabuleux de Prométhée et d’Icare jusqu’au siècle de la vapeur et de l’électricité, il n’est pas un seul grand progrès de la Civilisation qui n’ait fait d’innombrables victimes. A quel effrayant total n’arriverait-on pas si l’on dressait la liste des accidents causés par les chemins de fer? Cependant personne ne songe à réclamer une loi qui réduise la vitesse des locomotives, tandis qu’on demande aujourd’hui des règlements sévères pour les « chauffeurs » et les automobiles. D’où vient cette anomalie?
C’est que la plupart des victimes des chemins de fer sont des employés qui ont accepté d’avance les risques professionnels ou des voyageurs qui se sont résignés aux périls du genre de locomotion dont ils goûtent les bienfaits, tandis que les victimes de l’automobilisme sont de vulgaires piétons, n’ayant aucun avantage immédiat à espérer de cette belle découverte. Le seul profit qu’ils en retirent, c’est d’être renversés avec plus ou moins de contusions, heureux encore s’ils ne sont pas tués sur le coup.
Assis à son banc de quart et tenant à la main le gouvernail de sa machine, le « chauffeur » écrase de son dédain et de sa morgue les malheureux qui vont à pied et les fervents de la pédale eux-mêmes. Ah ! s’il se contentait de les écraser ainsi métaphoriquement! Mais c’est qu’il les met en bouillie, littéralement ! Pourtant la plupart des chauffeurs, qui aiment les premiers qu’on les appelle des « chauffeurs mondains », sont des gens aimables et de bonne compagnie, qui, comme l’on dit, ne feraient pas de mal à une mouche. Mais il paraît que dès qu’ils ont pris possession de leur siège, une transformation s’est opérée chez eux.
Les plus prudents deviennent en proie à une sorte d’ivresse qui leur fait perdre la notion du temps et de l’espace. Une fois lancés sur une route, ils sont tentés d’accélérer sans cesse leur allure. C’est une griserie qui leur monte au cerveau, les rend vraiment inconscients, leur fait mépriser la vie d’autrui comme la leur propre. Et quand il leur arrive, comme c’est trop souvent le cas, hélas! d’endommager quelque passant ou de s’endommager eux-mêmes, on serait tenté d’invoquer pour ces affolés le bénéfice des circonstances atténuantes en disant: « Pardonnez-leur, ô mon Dieu, car ils ne savent pas ce qu’ils font! »
La préfecture de police, l’administration, le gouvernement, les pouvoirs publics, — jusqu’aux conseils généraux dans leur dernière session, — se sont émus à bon droit des dangers que faisait courir la fièvre de l’automobilisme à la sécurité publique. On a compris que la première des mesures à prendre était de réglementer la vitesse de ces voitures à pétrole dont les méfaits ne sont plus à compter. Autrement, la vie des piétons ne serait plus en sûreté.
Point n’est besoin de ce nouveau danger à ajouter à ceux que font courir aux honnêtes gens allant à pied messieurs les vagabonds et autres écumeurs de grands chemins. Les rues et les routes qui doivent être à l’usage de tous les contribuables ne peuvent être le monopole exclusif de sportsmen enragés qui font « du quarante » à l’heure, histoire surtout de démontrer la supériorité de leur machine sur celles de la maison d’en face.
Aug. FABER.
La Charente, 9 mai 1900