Il y a fagots et fagots. Et de même il y avait chauffeurs et chauffeurs. Mais jusqu’à présent on ne s’en était point aperçu. Et, sans doute que nous eussions continué de vivre, réunissant sous un seul vocable tous ceux qui font de la route la main sur un volant, si la Fédération des Automobiles Clubs Régionaux de France n’avait pris soin de nous éclairer. Dans sa dernière séance, elle a établi une démarcation décisive. La voici.
« Le Comité veut s’efforcer de réprimer les agissements des chauffards (sic) dont l’imprudence amène trop souvent des accidents et dont l’attitude provoque des règlements trop sévères. Il rappelle à tous les chauffeurs qu’ils doivent user de la plus grande prudence et respecter les droits de tous les usagers de la route. Il proteste énergiquement contre les chauffards qui agissent comme si la route leur appartenait à eux seuls. Il conseille à tous les conducteurs de se conformer aux prescriptions du code de la route, publié par les soins de la Fédération. Le Comité prie enfin les propriétaires d’automobiles de donner des ordres formels dans ce sens à leurs mécaniciens, afin d’établir rapidement une distinction entre les chauffeurs et les chauffards. »
Sauvés, mon Dieu ! Nous sommes sauvés ! Et chiens, canards, poules… et piétons peuvent entonner le cantique d’actions de grâces. Dorénavant, plus rien à craindre: les usagers de la route (cette formule est louable) trottineront agréablement et allègrement. Sans danger, on pourra sur la grand’route faire du footing, de la bicyclette et du cheval, les chauffeurs vous respecteront. Que dis-je, ils vous protégeront au besoin.
Si donc il vous arrive, d’aventure, de passer sous une auto trop pressée, vous saurez à qui vous en prendre: ce ne sera pas un chauffeur, ce sera un chauffard! Et tout de suite, j’imagine, vous comprenez l’importance de cette distinction. Car, enfin, il est bon que votre malédiction dernière atteigne celui qu’elle vise.
Désormais, plus de confusion. Un enfant de six ans peut se rendre compte. Vous vous êtes promené toute la journée, vous avez croisé moult automobiles. Vous rentrez sain et sauf à la maison. Pas de doute. Vous n’avez rencontré que des chauffeurs.
Mais le lendemain, au coin d’un boulevard une trombe passe qui vous hume, vous pile et vous émiette: quelle guigne! Vous avez trouvé le chauffard sur votre chemin.
La Fédération des Automobiles Clubs régionaux de France a droit à toute notre reconnaissance et la Vie Parisienne ne lui marchandera pas les félicitations. Jusqu’ici notre amour du sport nous avait quelque peu gêné pour le déclarer, mais il faut bien l’avouer, l’automobilisme avait avantageusement remplacé le brigandage d’antan. Et, pour être parcourues par des millionnaires au lieu d’être battues par des miséreux, les routes n’en étaient pas plus sûres.
Au contraire. Une réforme s’imposait. Réjouissons-nous qu’elle ait abouti.
Des esprits chagrins — il en existe – iront peut être jusqu’à demander que la distinction entre chauffeurs et chauffards se fasse… avant, si je puis dire, et qu’un signe apparent les différencie à nos regards. Il y a des gens qui ne sont jamais contents. Plus on leur fait de concessions et plus ils se montrent exigeants.
Mais qui serait capable de créer d’autorité cette catégorie de chauffards? C’est au résultat qu’on juge l’artisan. Le chauffard est celui qui écrase et il n’est digne d’être ainsi dénommé que quand il a écrasé. Avant, c’est un chauffeur… comme vous et moi.
Contentons-nous de la décision de la Fédération. Elle a déjà une extrême importance. Elle nous démontre clairement qu’un vent de mansuétude souffle dans les machines, venant des garages, et cette constatation est agréable à faire.
La griserie de la vitesse est contagieuse paraît-il, tout comme le suicide. Et, à ce propos, on connaît l’histoire authentique dite de la guérite. Un factionnaire s’y était suicidé. Son suivant fit de même, et aussi celui qui devait relever ce dernier. Le colonel s’émut. C’était, à n’en pas douter, le résultat d’une évidente contagion. Il prit une mesure énergique et fit savoir qu’il f….ait dedans jusqu’à la gauche les hommes qui se suicideraient. Du coup l’épidémie prit fin.
Le Comité de la Fédération a compris, lui aussi, qu’en présence du nombre en forme de croissant des accidents, il avait un devoir à remplir. Les procès-verbaux, l’amende, la prison même étaient impuissants, comme freins, à bloquer les machines. Le Comité a trouvé un mot. Et, devant ce mot, il espère que tout s’arrêtera. Nous en sommes, pour notre part, convaincus. Les Romains avaient inventé graeculi. La Fédération des Automobiles Clubs Régionaux de France a inventé chauffards. Avec ce mot méprisant… et ses prétoriens, Rome vint a bout de la Grèce. Avec son vocable… et nos agents cyclistes, la Fédération viendra peut-être à bout des écraseurs.
QUIEN SABE ?
La Vie Parisienne
15 septembre 1906
Curiosité: interdiction des voitures sur tout le territoire des Grisons
L’automobile a fait sa première apparition en Suisse à l’Exposition nationale de 1896, à Genève, avec une décennie de retard sur l’Europe. Alors que dans le reste du monde, la voiture a accéléré continuellement sa victoire, aux Grisons, fief de la fine hôtellerie de la belle époque, le cap fut dirigé différemment aux voies du XXe siècle. Le chemin de fer s’est vu offrir le feu vert tandis que l’automobile a dû empocher la carte rouge, se heurtant à ceux qui lui réservaient l’étiquette de la «machina non grata», la bête noire de l’époque.
Cela peut aussi être lié au fait que – contrairement à ce qui se passe ailleurs – la population des Grisons fait directement partie du processus décisionnel, en votant. Ainsi, contrairement à la politique ferroviaire suisse, la politique grisonne face aux automobiles devient non seulement un cas particulier paneuropéen, mais également une curiosité anachronique de l’histoire de l’automobile.
L’Engadine a apparemment été la dernière goutte d’eau qui a fait déborder le vase, car le message adressé au Grand Conseil justifiait l’interdiction du Petit Conseil dans les termes que voilà: «L’interdiction de 1900 doit son origine à un danger réel et à de graves entraves à la circulation routière en Engadine, causées par les propriétaires de voitures étrangers.»
Certains étaient satisfaits de ce «havre de paix», tandis que d’autres étaient agacés par cette «barrière frontalière médiévale». Ainsi les situations grotesques se répétaient: Monsieur le comte de Carrare (Italie), propriétaire des carrières de marbre, n’était autorisé à conduire sa voiture de luxe que jusqu’à Castasegna. A partir de là, c’étaient des chevaux qui tiraient la voiture.
Karl August Lingner, roi d’«Odol» (un rince-bouche très populaire) et sauveur du château de Tarasp, a également dû utiliser un train à chevaux pour faire arriver sa voiture de la frontière grisonne jusqu’au parc du château. Il aura fallu un bon quart de siècle pour que cela changeen 1925, après pas moins de dix(!) référendums.
https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2020/n-2829-22-decembre-2020/quand-les-voitures-ont-appris-a-skier.html
@Dany merci…
la voilà donc la solution à la pandémie mondiale d’obésité*… :
l’anti-vivisection nous commande désormais de mettre un nombre suffisant de bagnolards devant chaque carrosserie, pour un halage hygiénique en réduisant a minima l’effet socio-environnemental de la pratique cul-bénite à la dévotion de Ste-Gnognole… !
boaaaa
*http://carfree.fr/index.php/2019/11/19/croissance-urbaine-voiture-particuliere-et-inactivite/