Jules Verne contre le progrès

Jules Verne est connu pour ses romans d’anticipation et ses romans d’aventures. Il est souvent présenté comme un technolâtre. Mais cet écrivain est plus complexe que cela. Jules Verne n’était pas un voyageur mais aimait raconter de grandes aventures, s’inspirant de récits entendus sur le port de Nantes. On se rappelle « le tour du monde en 80 jours », « un capitaine de quinze ans », mais on se souvient moins de « l’école des robinsons », parcours initiatique de jeunes bourgeois qui devront apprendre à survivre dans la nature, ou de « Kéraban le têtu » qui entreprendra un voyage autour de la mer noire pour ne pas payer la taxe de traversée du Détroit.

Et bien sûr ces romans scientifiques comme « de la Terre à la Lune » ou « 20000 lieues sous les mers », mais il y a aussi « Les Indes noires » qui se déroule dans une mine de charbon anglaise, dans lequel les protagonistes essaieront de relancer l’exploitation minière en trouvant un nouveau gisement toujours plus loin. Ce livre pourrait nous amener à voir Jules Verne comme un productiviste jamais rassasié de charbon, cependant il est déjà bien conscient, que trouver un nouveau filon, ce n’est que repousser l’échéance de la fin du charbon. Il déclare dans ce livre que si la Terre était entièrement constituée de charbon, l’homme continuerait à l’exploiter jusqu’à ce qu’elle disparaisse.

Jules Verne aimait les grandes aventures, et au-delà des voyages qu’il raconta si bien, il racontait l’aventure humaine de son époque, qui était une aventure industrielle, changeant le monde à une vitesse totalement nouvelle, fascinante et dangereuse. Il n’inventait rien mais extrapolait un monde en se basant sur les découvertes techno-scientifiques de son époque, imaginant déjà la voiture électrique dans les villes, (utilisée par des personnages de Jack London quelques décennies plus tard), et malgré les efforts déployés aujourd’hui pour la développer, reste plus d’un siècle plus tard à peine plus avancée.

On ne retient de lui aujourd’hui qu’un homme visionnaire, annonçant béatement de grandes technologies qui amèneront confort et découvertes scientifiques, mais Jules Verne était un critique du progrès. Il dénonce dans l’île à hélice la folie des grandeurs au travers de cette ville voyageant sur le globe au gré des climats favorables pour le bien-être de la haute bourgeoisie. Un personnage, rabat-joie de service, met en garde ses camarades que tout ça finira mal dans l’indifférence totale. Et tout ça finit mal ! Et de conclure : « Et pourtant, – on ne saurait trop le répéter, – créer une île artificielle, une île qui se déplace à la surface des mers, n’est-ce pas dépasser les 737 limites assignées au génie humain, et n’est-il pas défendu à l’homme, qui ne dispose ni des vents ni des flots, d’usurper si témérairement sur le Créateur ?…  »

Lire aussi :  Coppens, Deloison et des ailes aux pieds

Mais, « Paris au 20e siècle », un de ses premiers romans en est le meilleur exemple. Il fut édité après sa mort, ayant été refusé par son éditeur. Jules Verne le gardera toute sa vie, sans l’éditer, continuant à écrire de manière moins critique. Jules Verne n’avait pas de voiture, évidemment, et ses personnages principaux, malgré la description de « mille voitures » n’en ont pas non plus, trop pauvre pour y avoir accès. On retrouve tout de même son côté « optimiste béat » imaginant des voitures ne faisant pas de bruit. Il apporte aussi une critique poussée sur ce monde technologique qui fait disparaître l’art avec ses musiques électriques dissonantes, les campagnes n’existent plus que dans des discours nostalgiques des derniers résistants au progrès.

Pour conclure, voici 2 extraits ci-dessous qui parlent d’eux-mêmes :

« Il a engagé fort à propos cette grande bataille que la civilisation a gagnée sur la barbarie ! Malheureusement, on en a un peu abusé depuis, et ce diable de progrès nous a conduits où nous sommes.

– On finira peut-être par faire une révolution contre lui, dit Michel. »

Jules Verne, Paris au XXe siècle, chap.X

 

« Ces diverses améliorations convenaient bien à ce siècle fiévreux, où la multiplicité des affaires ne laissait aucun repos et ne permettait aucun retard.

Qu’eût dit un de nos ancêtres à voir ces boulevards illuminés avec un éclat comparable à celui du soleil, ces mille voitures circulant sans bruit sur le sourd bitume des rues, ces magasins riches comme des palais, d’où la lumière se répandait en blanches irradiations, ces voies de circulation larges comme des places, ces places vastes comme des plaines, ces hôtels immenses dans lesquels se logeaient somptueusement vingt mille voyageurs ; ces viaducs si légers ; ces longues galeries élégantes, ces ponts lancés d’une rue à l’autre, et enfin ces trains éclatants qui semblaient sillonner les airs avec une fantastique rapidité.

Il eût été fort surpris sans doute ; mais les hommes de 1960 n’en étaient plus à l’admiration de ces merveilles ; ils en profitaient tranquillement, sans être plus heureux, car, à leur allure pressée, à leur démarche hâtive, à leur fougue américaine, on sentait que le démon de la fortune les poussait sans relâche ni merci. »

Jules Verne, Paris au XXe siècle, chap.II

3 commentaires sur “Jules Verne contre le progrès

  1. pédibus

    « […]mille voitures circulant sans bruit sur le sourd bitume des rues » : remplaçons voitures par « carrosses » et voici les boulevards nés de la reconversion des remparts des villes à partir de la fin du XVIIe siècle,  encore au centre du dispositif d’exhibition publique avant la période industrielle : voilà sans doute la source d’inspiration de Jules Verne, la ville baroque produisant déjà d’immenses espaces viaires pour admirer le « beau monde »…

    Quant au ferroviaire il commençait à tisser la toile de son réseau dès la fin du premier quart du XIXe siècle : en quoi donc Verne pourrait être qualifié de visionnaire? Rien d’un Léonard, par exemple, qui aurait créé une sorte de maquette ressemblant étrangement à l’hélicoptère. Faut-il encore modérer son admiration en direction de ce grand humaniste, puisque c’est lui qui préconisa la spécialisation de l’espace public pour chaque flux : espace dédié piéton, espace réservé aux chars, charrettes et autres véhicules hippomobiles, on connaît la suite…

    Enfin, toujours concernant le ferroviaire, il faut noter que le grand l’historien de l’urbanisme Lewis Mumford ne portait pas en son cœur cette technique fort destructrice de l’espace des villes, et vous ne trouverez aucune mention de Jules Verne parmi la myriade d’auteurs qu’il porte en référence… Outre l’éventration des villes pour laisser passer les convois de l’activité « paléotechnique » de la mine – fer et charbon essentiellement – voici ce que disait du train cet auteur pour le XIXe siècle : « […] les voies ferrées déchiraient le paysage d’entailles discordantes […] les locomotives portaient jusqu’au centre des villes leur fumée, leurs poussières et leur bruit… » (« La cité à travers l’histoire », 1961, dernière révision de l’auteur 1989, réédition Agone 2011, pp.648-649.)

  2. Jean-Marc

    autre livre anti-progrès industriel de Jules Vernes, et même anti-militariste, anti-complexe industrialo-militaire :

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Cinq_Cents_Millions_de_la_B%C3%A9gum

    d’un coté, Stahlstadt, la ville americano-allemande, de l autre, france-ville, la ville américano-française (livre de 1879, moins de 10 ans après l annexion de l alsace moselle)

    la ville allemande gagne le course aux armements… et donc, vu le coût extraordinaire de cette course… elle perd….

    (c.f. lors de la guerre froide, les succès coûteux de l URSS spoutnik, la station MIR, la kalash, les MIG29, les SS20; ou les coûteux succès franco-anglais du concorde (voire du canal de suez))

     

    au contraire, la vraie gagnante, france-ville, s est tournée vers elle, vers ses habitants, plutôt que sur l insdustrie d armement.

     

    c.f. wikipedia :

    « France-Ville apparaît dans le roman comme une cité idéale basée sur les règles de l’hygiène, chères au docteur Sarrasin. La cité est établie aux États-Unis sur les bords du Pacifique.

    La description de France-Ville est principalement faite dans le chapitre 10 par la restitution d’un article d’une revue allemande, l’Unsere Centurie. Bien qu’étant une revue dévouée à la cause du professeur Schultze, l’article est néanmoins élogieux pour France-Ville. De cette manière, l’auteur montre que la ville imaginée par le docteur français est au-dessus des nationalismes et qu’elle s’impose comme une « cité modèle » pour tout le monde. »

  3. pedibus

    De Jean-Marc : « la vraie gagnante, france-ville, s est tournée vers elle, vers ses habitants, plutôt que sur […] »

    Peu importe si je malmène un peu le commentaire de Jean-Marc, en le décollant légèrement du contexte discursif, je ne suis pas non plus un exégète… mais ici est très bien perçue la richesse du concept d’économie résidentielle…
    Autrement dit mieux vaut satisfaire les besoins de la population urbaine locale plutôt que de courrir la grande concurrence liée à la métropolisation.

    Et parmi les emplois locaux ceux de « haute volée », comme pour la métropolisation, peuvent très bien correspondre aux besoins des habitants : enseignement supérieur, hôpital, urbanisme, énergie, transports urbains…

Les commentaires sont clos.