Comment les riches tuent les pauvres

En tant que partisans d’une réduction drastique de la place de l’automobile dans nos sociétés, il faut se méfier des amalgames qui tendraient à regrouper tous les automobilistes dans le même sac. Certes, les automobilistes en tant que groupe social sont des tueurs potentiels de piétons et de cyclistes. Mais, il ne faut pas occulter non plus le fait qu’au sein même du groupe social des automobilistes, se joue une lutte à mort où les plus riches tuent les plus pauvres dans une impunité à peu près totale et qui plus est, de manière non-dite tant par les organismes officiels de la sécurité routière que par les médias.

En effet, plusieurs études récentes mettent en exergue les inégalités automobiles en matière d’exposition à la mortalité routière et de contribution à la pollution environnementale. Que l’on soit automobiliste riche ou automobiliste pauvre, cela n’a pas forcément les mêmes conséquences en ce qui concerne les émissions de polluants ou le risque routier. Derrière un discours officiel de la sécurité routière qui tend à rendre les gens « tous responsables », il apparaît ainsi qu’en fait, certains sont bel et bien « plus responsables » que d’autres.

Ainsi, pour le seul aspect « sécurité routière », les chercheurs montrent que ce sont les plus pauvres (parmi les automobilistes) qui paient le plus lourd tribut sur la route. Les ouvriers sont surreprésentés parmi les décès routiers : en 2007, ils représentaient 22,1 % des conducteurs tués, alors qu’ils ne représentent que 12 % de la population de 15 ans et plus. A l’inverse, « la catégorie des cadres supérieurs, professions libérales et chefs d’entreprise est (…) sous-exposée à la mortalité routière. Leurs membres représentaient 2,9 % des tués pour 8,4 % dans la population de référence. »

Est-ce à dire que les ouvriers conduisent moins bien que les cadres supérieurs? Probablement non, car ces mêmes chercheurs montrent également que la situation sociale des automobilistes est corrélée avec le poids des véhicules et les équipements de sécurité du type ABS, correcteur de trajectoire, régulateur de vitesse, airbag, etc.). Dit autrement, plus les automobilistes sont riches et plus ils auront tendance à rouler dans des voitures plus lourdes suréquipées en matière de sécurité. Dit crûment, plus les automobilistes sont pauvres et plus ils auront tendance à rouler dans des poubelles mortelles…

En outre, un autre élément vient montrer que les automobilistes riches sont au contraire probablement les plus dangereux sur la route. Lors des comparutions au Tribunal de Grande Instance (TGI) pour infractions routières, l’analyse statistique de la catégorie sociale des prévenus déférés en raison d’un homicide involontaire indique que ceux qui meurent le moins sur les routes sont ceux qui, au sens statistique, « tuent » le plus. En cause, peut-être la possession de véhicules plus « rapides », plus « lourds » et plus « sécurisés » qui offrent une illusion d’impunité ou de sécurité.

Lire aussi :  Les coûts monétaires de l'automobile

On se retrouve donc avec une population d’automobilistes riches sous-représentés en matière de mortalité routière (pour eux-mêmes) et sur-représentés en matière d’homicide routier (pour les autres).

riches-degueulasses
Les riches sont dégueulasses

Dans le domaine de la pollution automobile, il existe également un lieu commun qui voudrait que les riches roulent dans des voitures « modernes » qui polluent peu alors que les pauvres, ces « salauds », roulent en général dans des vieilles guimbardes particulièrement polluantes. Ce lieu commun, repris assez largement par les médias, a l’avantage à la fois de ne pas heurter trop fort les classes aisées et d’aller dans le sens de l’industrie automobile dont le but est quand même de vendre toujours plus de voitures neuves, présentées comme toujours « plus propres » et « plus respectueuses de l’environnement ».

On trouve certes des véhicules plus polluants que d’autres dans tous les milieux, soit qu’ils soient anciens (notamment au sein des classes populaires) soit qu’ils soient lourds et puissants (la « grosse voiture » des milieux aisés). Mais l’intensité d’utilisation des véhicules est plus élevée au sein des classes supérieures qui, globalement, font beaucoup plus de kilomètres que les catégories modestes. Le résultat est évident, ce sont bien les riches, qui se croient et se présentent comme les plus respectueux de l’environnement, qui polluent le plus, eu égard à leur pratique moyenne de l’automobile.

En effet, ce sont en général ces mêmes classes aisées qui consomment le plus de produits bio ou qui pratiquent le plus le tri sélectif, et dans le même temps qui apparaissent comme les catégories sociales les plus meurtrières sur la route et les plus polluantes en matière automobile. Et comme ce sont dans le même temps les principaux acheteurs de voitures neuves pour une industrie automobile qui maintient à flot sous perfusion de publicité les principaux médias, il est donc peu étonnant que les discours officiels sur la sécurité routière ou sur la pollution tournent autour de la notion du « tous responsables »…

Pour en savoir plus:

Mortalité, pollution: sur la route des inégalités
Xavier Molénat, 10/07/2015, alterecoplus.fr

Carbone et tôle froissée, L’espace social des modèles de voitures
Yoann Demoli, Revue Française de Sociologie, Vol. 56, n° 2, 2015

L’enracinement social de la mortalité routière
Mathieu Grossetête, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 184, 2010

« Se montrer prévoyant » : une norme sociale diversement appropriée
Jean‑Baptiste Comby et Matthieu Grossetête, Sociologie, Vol. 3, n° 3, 2012

La protection de l’environnement, un effort inégalement partagé
Xavier Molénat, 27/12/2014, alterecoplus.fr

9 commentaires sur “Comment les riches tuent les pauvres

  1. pedibus

    Mon vieux marbrier qui bouge encore, mon vieux Carfree, tu es exceptionnel!

    Excellent article…

    Et longévité de cédre du Liban à toi! Même si elles contribuent à nous la racourcir, ces putains de bagnoles, et Celles qui devraient les gérer sérieusement…

  2. Henri Bourjade

    Il faut modérer ce propos. On pourrait dire de la même manière : Comment les riches se tuent moins en voiture que les pauvres.

    Avec des voitures plus sûres, et moins de raison de se suicider (beaucoup d’accidents mortels où le conducteur décède sont le fruit d’un comportement suicidaire, avec vitesse et alcool), et une meilleure santé, les riches se tuent moins en voiture.

    Haïr les riches ne fera pas progresser beaucoup la sécurité routière. Il semble que vous voudriez qu’ils cessent d’avoir des véhicules plus sûrs que les autres ? Dans la mesure où une grande partie des victimes de la route sont eux-mêmes coupables d’imprudence, il vaut mieux apporter à tous des progrès. Que ce soit dans la manière de se comporter sur la route, la sécurité des infrastructures et la sécurité des véhicules.

    Évidemment, la sécurité des véhicules, pour les piétons ou les cyclistes, ça n’ira jamais bien loin.

    N’oublions pas que les cyclistes tombent souvent seuls. La corrélation de ceci avec les revenus modestes des cyclistes en moyenne ne doit pas pour cela en faire accuser les riches.

    Les inégalités sont nocives, mais ne sont pas la cause de tout.

  3. pedibus

    Deux remarques cependant, une méthodologique et l’autre psychologique:

    – n’existerait-il pas un biais statistique avec un taux de motorisation plus faible chez les pauvres, induisant une mortalité encore plus faible chez le beau monde?

    – nos amis bagnolards de la Haute ne seraient-ils pas pervers un p-tit pneu quand ils allèguent que le péage urbain c’est antisocial, alors que c’est à eux qu’ils pensent d’abord, leur p’tit confort: pas foutus dans la réalité de se reporter sur les transports publics, existeraient-ils, derrière la barrière d’octroi…?

  4. Loic

    Oui, considérer tous les  utilisateurs de voiture identiques est une aberration.

    Et si évidement c’est compliqué de faire des cas particuliers ceci arrange surtout ceux qui abusent pour se cacher dans la masse.

    La voiture est un moyen qui répond à un besoin. C’est ce besoin qui devrait régir principalement  le code de la route et les réglementations.

    On pourrait imaginer des panneaux « vous êtes en bonne santé et sans enfants de bas ages ni parents âgés : garez vous sur ce parking périphérique ».

     

  5. Millan-Brun Anne-Lise

    Un pays développé est un pays où les riches prennent les transports en commun ou roulent à vélo, ailleurs, c’est les restes du monde à la Groland.

    Pour répondre à Henri (- Charles ?) : Si, si les riches sont très très haïssables à plein d’égards, et d’ailleurs, d’après Hervé Kempf, ils détruisent la planète, par une consommation ostentatoire des ressources économiques et naturelles, n’empêche que j’aimerais bien être un peu haïe à mon tour 😉

    Et également à une autre réflexion : oui, j’aimerais que les nantis aient des voitures moins sûres pour eux, car cela implique poids trop élevé, champ de vision diminué pour voir les piétons et les cyclistes, et surtout, sentiment de sécurité qui les incite à aller vite et à être moins attentif aux autres.

  6. Hdkw

    Article juste et encore en France la violence sociale est encore assez douce. Il faut voir ces nombreux pays ou seuls les riches ont des voitures tandis que les autres ont au mieux des motos:

    – on ferme les fenêtres, met la clim en circuit ferme et la pollution c’est pour tout les autres

    – la priorité revient au véhicule le plus dangereux

    – le code de la route est sans surprise très clément envers les conducteurs de voitures

    – en cas d’accident ce n’est jamais « j’ai tue ce cycliste » mais « ce fou s’est jeté sous mon capot »

  7. Gwen

    Comment définir la frontière entre riche et pauvre ?

    Plus je lis les articles de Carfree et plus mon regard change (merci !) sur ces gens qui se plaignent de la dure vie qu’ils mènent, de la hausse des prix, mais surtout, avant tout, du prix du carburant !

    Comment peut-on se prétendre « pauvre » quand on est prêt à cramer 50 € de gazole par mois ?

    Je crains que cette analyse au demeurant intéressante risque de présenter en victimes certaines catégories de conducteurs qui, ne l’oublions pas, sont tout de même des dangers par nature.

    De mon point de vue de piéton et de cycliste, la motorisation — qui ne se limite pas à l’automobile — ne distingue pas pauvre et riche : twingo ou classe M, le résultat est le même : ces conducteurs deviennent, universellement, des inconscients prêts à « corriger » par l’intimidation et la menace de l’écrasement — une menace de mort à peine dissimulée — tout parasite qui se trouve sur la voie qu’ils croient leur être réservée. Avant d’être des questions de moyens, les mauvais comportements, causes majeures des ennuis quotidiens des « faibles », sont des questions de savoir-vivre.

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