Notre monde tourne autour de la bagnole: travail, loisirs, courses, mobilité du quotidien ou des vacances, seul, en famille ou avec les amis, on y écoute la musique qu’on veut, confortablement installé dans notre petite bulle. On y est tellement bien, et tellement habitué, qu’on oublie en général les conséquences du fait de se déplacer individuellement dans une tonne de métal. A Grenoble et sa cuvette, comme dans toutes les villes où le tout-voiture a régné pendant des décennies, la bagnole reste omniprésente, dans les rues, dans les pratiques et dans les imaginaires, avec son cortège de nuisances. Malgré des efforts pour diminuer la pression automobile, bien rares sont celles et ceux qui envisagent de se passer de bagnole. Ne pas en posséder serait sacrifier une partie de sa liberté, de son bonheur et se vouer à une mise au ban de la société. La mode des camions aménagés, très en vogue parmi les jeunes parents grenoblois, illustre le chemin à parcourir, dans les mentalités et dans les pratiques, pour arriver à une ville, et une vie, sans voiture…
De quoi le tout-bagnole est-il le nom ?
C’est un fait qui colle à nos basques comme le goudron en période de canicule: nos villes et nos vies se sont construites et organisées pour la bagnole, et par la bagnole. Nous travaillons afin de l’acheter, l’entretenir, remplir son réservoir. Nous dépendons d’elle pour aller travailler, pour consommer, et même pour nos loisirs. Et, indirectement, nous soutenons une industrie automobile où, comme d’autres filières, le chantage à l’emploi permet d’éviter de poser la question de l’utilité de ce qu’on produit. Or, si la voiture satisfait bon nombre de nos besoins, elle traîne également un sacré paquet de casseroles, que ce soit à l’autre bout du monde avec la destruction des écosystèmes pour pomper les nappes d’hydrocarbures et autres schistes bitumeux, ou avec les guerres des états impérialistes et leurs multinationales pour contrôler l’or noir et les autres ressources minérales. Plus proche de nous, les chiffres font également mal, avec les 3000 tués chaque année sur les routes françaises ou encore l’encrassement des poumons des citadins et son cortège de maladies chroniques. Moins dramatique en apparence, l’extension urbaine et ses zones d’activités collées aux échangeurs autoroutiers ont pour corollaire la disparition des terres cultivables autour des centres urbains et l’absence de commerces et de vie sociale dans ces derniers… Passons sur l’insécurité que fait régner la voiture partout où elle passe, ou encore sur son rôle de marqueur de classe au sein d’une société obsédée par les apparences et la vitesse, et arrêtons-nous sur des chiffres, en nous intéressant aux résultats de la dernière Enquête Ménage Déplacement (EMD) effectuée, en 2010, dans la « Grande région grenobloise ».
Sur ce territoire de 800.000 habitant.e.s réparti.e.s sur plus de 300 communes, ce sont presque 3 millions de déplacements qui sont (ou étaient, puisque les données datent un peu, même si on sait, des précédentes enquêtes notamment, qu’elles évoluent lentement…) effectués quotidiennement, dont 54 % sur une distance inférieure à 3 km (82 % de ces déplacements correspondent à des déplacements inférieurs à 10 km). De ce total, presque 60 % correspondent à des déplacements en voiture: selon un constat qui n’est pas propre à une agglomération comme Grenoble et ses communes, la bagnole domine donc largement les autres modes de déplacement. Pour le reste des déplacements quotidiens, 25 % s’effectuent par la marche, 11 % en transports en commun et seulement 5 % à vélo. Si on revient maintenant aux trajets de moins de 3 km, ceux correspondant donc grosso modo à la moitié des 3 millions de trajets quotidiens de la Grande région grenobloise, on constate que 75 % d’entre eux se font en bagnole… Trois kilomètres, c’est en gros la distance qui relie le pont de Catane au campus universitaire de Saint-Martin-d’Hères, ou encore entre Pont-de-Claix et Grand Place ou le campus de Saint-Martin-d’Hères à Inovallée, sur Meylan et Montbonnot.
Même si ce panorama a nécessairement évolué depuis 2010, et qu’il faut espérer que la nouvelle EMD (qui a démarré début 2020 pour la grande région grenobloise) révélera la tendance à une diminution de l’usage de la voiture au profit des TC et des modes doux, il n’en reste pas moins que parler d’une société du tout-bagnole reste largement d’actualité… y compris pour la cuvette grenobloise. Car des efforts ont beau être faits, et largement relayés médiatiquement, pour décourager l’usage de la voiture et diminuer sa « part modale, » le « taux d’équipement automobile des ménages » augmente plus vite que la population. Et des dépenses somptuaires, comme les 400 M€ investis par AREA, l’Etat et les collectivités pour élargir, d’ici 2023, l’autoroute A480, ou encore les 230 M€ pour construire le centre commercial de Neyrpic, à Saint-Martin-d’Hères, prévu pour 2022, ne peuvent que renforcer les craintes que la sortie du tout-bagnole reste un lointain rêve…
Loisirs motorisés ou climat, il faut choisir
Or, cette logique du tout-bagnole se fonde précisément sur des rêves, et, au départ, ceux de nos parents et grands-parents, qui, au sortir de la 2nde guerre mondiale, ont goûté au parfum enivrant de cette liberté nouvelle de parcourir à l’envie leur région ou le pays et d’en découvrir les moindres recoins. Profitant des congés payés, ils et elles ont forgé un imaginaire du temps libre et des loisirs fondé sur des déplacements rapides, autonomes et confortables. Et les infrastructures ont suivi: les champs, les chemins et les rues se sont goudronnées, les parkings et les autoroutes ont poussé et l’urbanisme s’est plié à ce nouveau dogme, symbole de progrès et de prospérité, selon lequel il faut adapter la ville à l’automobile, comme le déclarait Pompidou en 1971…
Cet imaginaire associant automobile et liberté individuelle a été largement exploité et propagé, et continue à l’être, par les constructeurs automobiles et l’ensemble de la filière, à grands coups de centaines de millions d’€ pour la publicité, le sponsoring d’événements, de courses automobiles, de salon de la voiture… Quand on sait qu’à l’échelle de la France, en 2017, 30 % des émissions de gaz à effet de serre étaient liés au secteur des transports (1), et qu’à Paris, la moitié de l’espace public est dévolue à la bagnole (2), que ce soit pour la stationner ou la faire circuler, on se dit que la remise en cause profonde du tout-voiture pourrait devenir un objectif à lui seul d’un programme politique ambitieux…
Un des résultats de cette évolution de nos sociétés, où tout est fait « pour que l’automobile reste toujours un plaisir, » est que, pour nombre d’entre nous, il serait impensable de vivre sans bagnole: ne pas la posséder serait l’assurance d’une vie fade car immobile, et pauvre car probablement sans boulot, sans vie sociale et sans loisirs. Concernant ce dernier aspect, on pourrait penser qu’il est plus facile de changer ses pratiques de mobilités lorsqu’elles sont destinées aux loisirs et au temps libre, par comparaison avec celles liées au travail, où, pour beaucoup, il n’y a pas, ou peu, de marge de manœuvre pour s’en passer. Or, si on prend le cas de la vogue des camions aménagés, de plus en plus prisés par les citadins grenoblois, on se rend bien compte qu’on peut très bien participer aux manifs climat et souhaiter un monde décarboné et une ville sans bagnoles d’un coté, et de l’autre continuer à cramer du gasoil le week-end, pour le simple plaisir de s’aérer et d’oublier la ville polluée et saturée de bagnoles dans laquelle on vit.
Ce grand écart, cette « dissonance cognitive, » est un héritage de décennies de modelage de notre imaginaire et de nos pratiques dans une société où le tout-voiture est la norme: je vais où je veux, quand je veux, d’autant plus facilement que routes et pistes permettent d’accéder à moindre peine à des endroits dépaysants. Je suis d’autant plus satisfait de mon excursion en camion que je peux en causer à d’autres qui ont une pratique de loisir similaire à la mienne. Je m’arrange d’autant mieux avec ma conscience écolo que tout le reste de la semaine, je vais à vélo au boulot, faire mes courses ou au ciné…
Mais comment ne pas se rendre compte que la motivation même, le besoin initial qu’on cherche, légitimement, à satisfaire ici sont fondés sur l’imaginaire du tout-bagnole? En faisant dépendre ses loisirs et son bonheur de sa bagnole, on renforce non seulement cet imaginaire, mais on milite aussi activement contre les alternatives possibles. En effet, en l’état actuel, la bagnole domine dans la pratique et dans les têtes, et les autres modes de transport, collectifs ou actifs, ne sont pas (encore) capables de satisfaire des besoins qui ont, de toute façon, été dimensionnés par, et pour, la bagnole. Il est donc urgent de dévoiturer nos vies si on veut sortir du tout-bagnole.
Vers un droit à vivre sans bagnole
C’est un fait, les camions aménagés des citadins fleurissent dans les rues de Grenoble, et, en fin de semaine, envahissent les vallées des montagnes qui nous environnent, propageant au passage l’idée qu’il faut être motorisé pour être heureux. D’un autre coté, les bagnoles des péri-urbains et des ruraux affluent en semaine sur la ville, pour bosser, consommer ou se distraire, râlant contre les embouteillages, les difficultés de stationnement ou contre la faible connexion en transports en commun de leur campagne avec la ville. Entre ces deux situations, les incapables-de-conduire, comme les trop-vieux, les trop-jeunes ou les personnes en situation de handicap et toutes celles et ceux qui n’ont pas de bagnole galèrent pour leurs mobilités du quotidien. Ne parlons pas des habitants des campagnes reculées qui ne veulent ou ne peuvent pas conduire, ils et elles n’ont plus qu’à faire du stop pour descendre au bourg acheter leur baguette et leur journal, une fois raté le seul bus Transisère de la journée…
Assez logiquement, une « solution » pour sortir de cette ornière semble passer, d’une part, par une diminution des besoins de mobilité, notamment en recentrant les lieux de vie et d’activité ainsi qu’en améliorant la qualité de vie des centres urbains, et d’autre part par une amélioration substantielle des offres de transport en commun et de modes actifs de telle sorte qu’on puisse facilement se passer de bagnole pour vivre. Un objectif certes ambitieux, mais nécessaire, et qu’il faudrait adosser à un droit à vivre sans bagnole, qui garantirait que « les avantages de ne pas posséder de voiture soient au moins égaux aux avantages de posséder une voiture. » (3)
Une ville sans voiture, qui laisserait de l’espace pour l’humain, le végétal et l’animal: quelle perspective plus inspirante, pour faire face à un futur qu’on nous promet chaud, que de remplacer les places de stationnement par des champs de plantes comestibles, des arbres fruitiers ou des forêts urbaines? Quel spectacle plus réjouissant qu’une rue où l’on peut s’asseoir à l’ombre d’un arbre, où les enfants peuvent traverser où bon leur semble et où le gazouillis des oiseaux berce nos rêveries vélorutionnaires?
(1) L’environnement en France – Rapport sur l’état de l’environnement, Ministère de la Transition écologique et solidaire.
(2) Pierre Breteau, A Paris, la moitié de l’espace public est réservée à l’automobile, Le Monde, 30 novembre 2016.
(3) Propositions pour une ville moins motorisée, 22 juin 2008, Carfree France.
Un bonheur non négociable, exactement. J’ai 2 maisons mais je vis dans mon camion quasiment à l’année. Je fais finalement très peu de km et n’aurais rien contre le remplacement de mon moteur (à essence) contre des chevaux. Mais de grâce ne m’obligez pas à moisir au même endroit avec les mêmes voisins toute ma vie !
L’article met le doigt là où ça fait mal : une partie des gens sensés être conscient du problème restent finalement de bons soutiens du système pétro-bagnole, tout en ayant l’illusion romantique d’en être sorti au motif que le « camion aménagé » à plus de charme qu’un vulgaires SUV.
Soit exactement la même cause qui à amené les américains à se déplacer majoritairement en pick-up de 3T, qui font tellement plus « proche de la terre » qu’une vulgaire voiture de banlieue pavillonaire…
Et la même cause qui à amenée à créer ces mêmes banlieues pavillonnaires par des gens qui voulaient « vivre à la campagne ».
z’aimez pas la bagnole… ?
allez tous en camion-camping… ! et on loue l’aéroport du coin pour le parking… !
pas belle la vie… ?
et en plus on vise les derniers motorisés convaincus – surtout les SUV qui pneu, la planète on s’en branle !… – avec le quarante-quatre tonnes aménagé… !
en gueulant par la portière, à pleins poumons diésélisés :
bon pas très carfritement correct, je l’avoue…
pas boaaaa du trou…
méat coule pas…
Sans compter que ces merveilleux véhicules ne sont en général pas de première jeunesse, mais plutôt du bon vieux diesel à l’ancienne (bin, oui, maintenant, il parait que le diesel ne pollue plus), 10 litres d’huile au 100…
J’ai du mal à vous suivre, la famille obligée de loger dans une camionnette révèle plutôt un problème d’accès au logement que d’un choix délibéré, ou on parle de familles huppées qui se baladent en camping-car ?
Ces camions « logement » ne doivent pas bouger des masses.
Par ailleurs utiliser une veille voiture pollue sans doute moins que d’acheter une nouvelle voiture neuve qui porte avec elle toute la pollution induite de sa fabrication, un livre expliquait ça très bien.
@vince : je rejoins ton commentaire. Le touriste mobile aisé roule en camping-car, nettoyé et entretenu à grands frais pour éviter qu’il ne décote. Seulement, quand il n’encombre pas la route, il se gare dans son garage privé, à l’abri des regards, ou s’installe dans un camping prévu à cet effet, également abrité des regards. Le camion aménagé n’est que la version « cheap », moins cher donc moins polluant, mais plus visible.