Réponses aux critiques, 1ère partie: Comment reconnaître un « nouveau chien de garde »?
Dans un article précédent, « événement luciférien » (1), mis en ligne sur Carfree France, on avait traité du cas caricatural d’un éditorialiste du Daily Telegraph. Révolté par le « climat d’hystérie » et de « vide informationnel » des médias internationaux, il voulait rétablir la stricte vérité objective sur la catastrophe japonaise du 11 mars 2011. Un an après, son bilan était clairement résumé par deux équations: « Fukushima Daiichi zéro mort, Tsunami 20.000 morts ».
Dans la même veine littéraire et pour la première date d’anniversaire de la catastrophe, un journaliste de la presse officielle française célèbre l’avenir radieux du marché du nucléaire. Là encore, la catastrophe à la centrale de Fukushima est réduite à un épiphénomène de la grande aventure atomique, presque annihilé par les bons chiffres du marché nucléaire.
« Fukushima: pourquoi l’hiver nucléaire n’a pas eu lieu » « Un an après la catastrophe, c’est un fait, l’industrie nucléaire se porte bien. A côté des réactions contrastées en Occident, les pays émergents sont bien décidés à profiter des atouts de l’atome. Touché mais pas coulé. Au lendemain de la catastrophe Fukushima, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) anticipait une baisse du marché du nucléaire de l’ordre de 50%. Aujourd’hui, ce denier n’est pas loin d’afficher une santé éclatante. » (2) Le crescendo dithyrambique dans la rhétorique est irrésistible: «le nucléaire se porte bien, il affiche une santé éclatante. »
Les « nouveaux chiens de garde » (3) du nucléaire sont bien nourris. Question: comment les reconnaître ?
Domaine de définition N ou Z et R
Dès son départ fulgurant, ce qui caractérise le plus le nucléaire dit « civil », c’est l’arbitraire le plus grossier avec un contrôle permanent de l’espace médiatique. Pour paraphraser une formule devenue célèbre on pourrait dire que dès ses débuts dans les années 1970: « Le tout nucléaire est non négociable ! ». A l’origine du nucléaire dit « civil », il y avait l’arbitraire et depuis, dans l’adversité des catastrophes successives, c’est son exacerbation qui reste l’indispensable vecteur de son développement.
Le Grenelle de l’environnement en donne une confirmation éclatante. Lorsque le pouvoir fait mine de s’intéresser à l’environnement et qu’il invite dans un grand show médiatique les associations et ONG naturalistes ou environnementalistes à des discussions, le nucléaire est exclu des négociations.
Comment après Fukushima peut-on découvrir et célébrer un avenir radieux à l’age atomique? Assez simplement, il suffit de ne parler que de chiffres comme savent le faire les journalistes patentés de la presse officielle. Mais la présentation arbitrairement très lacunaire est trompeuse.
Les chiffres bruts du marché du nucléaire appartiennent à l’ensemble N des entiers naturels. Donc par nature ils sont toujours positifs et par extension toujours perçus comme réjouissants. Là encore ils ne sont que l’expression de l’arbitraire. Le journaliste de l’Expansion s’enthousiasme des chiffres affichés par le marché du nucléaire et parle de « santé éclatante ». Dans le contexte de Fukushima on aurait pu s’attendre au contraire. En contraste de la catastrophe, il donne dans le secteur médiatique une idée de la ténacité de l’arbitraire, de sa persévérance, voire de son exacerbation… Quels que soient les « événements » et aussi catastrophiques qu’ils soient, l’énergie nucléaire reste « non négociable ! »
L’Inde va faire construire 4 EPR et peut être 6 et elle a d’autres contrats avec la Russie. Quatre et six, nombres entiers positifs, pour le marché ils sont donc subjectivement réjouissants. Mais rien n’est dit de l’arbitraire du gouvernement Indien. Ces deux chiffres passent élégamment sous silence la réalité conflictuelle de nucléaire dans ce pays. Ils effacent la violence de la répression policière pour faire taire le refus du nucléaire clairement exprimé par la population.
L’Ensemble N des nombres naturels dans lequel s’exprime le marché du nucléaire ne dit rien de la réalité conflictuelle du monde.
L’ensemble Z des nombres entiers relatifs peut par contre apporter quelques précisions supplémentaires sur l’évolution, l’état et le marché du nucléaire.
Moins 54 réacteurs au Japon mis à l’arrêt un an après Fukushima. Malgré l’arbitraire le plus éhonté du gouvernement japonais et la faiblesse extrême du mouvement écologiste dans ce pays, il y a bien eu une sortie du nucléaire en un temps record. Ce que les experts unanimes auraient juré comme « non réaliste » s’est réalisé, contre la volonté du gouvernement japonais.
Moins 7 réacteurs d’emblée en Allemagne et moins dix à l’horizon 2022. Moins 6 réacteurs EPR tant attendus en Italie, rayés des carnets de commande d’Aréva … La Suisse suit aussi à son rythme le chemin de la sortie, moins 5 réacteurs à l’horizon 2034. Conscient du problème, le journaliste ne veut surtout pas entendre parler de cet ensemble Z. Citant une experte ès marché du nucléaire, les chiffres négatifs sont très élégamment annihilés: « Pour résumer la situation, les arrêts de production ont été quasiment nuls, sauf en Allemagne et au Japon, aucune construction n’a été arrêtée, et seuls quelques programmes d’avenir ont été annulés ou différés », explique à L’Expansion.com, Colette Lewiner, directrice énergie au cabinet de conseil Capgemini.
Les 3e et 4e puissances économiques mondiales sortent du nucléaire, mais pour l’experte le bilan global des défections reste « quasi nul ». Le Japon avait pourtant prévu de construire 10 nouveaux réacteurs nucléaires et d’afficher en 2030 une belle « indépendance énergétique » de 50%, comme celle de la France.
Un domaine de définition étendu à l’ensemble Z des entiers relatifs donne donc d’emblée une autre vision du monde et permet une autre analyse de l’évolution du nucléaire dans le monde. Disons très modestement que le discours dithyrambique du journaliste ne décrit pas parfaitement la réalité du nucléaire dans l’après Fukushima.
Si l’on élargit le champ d’analyse et qu’on étend le domaine de définition à l’ensemble R des nombres réels on a en toute objectivité technique ces données: « La production mondiale d’électricité nucléaire a baissé en 2009 pour la troisième année consécutive, et sa part dans la production électrique mondiale diminue depuis le début des années 2000; en 2009, elle n’était plus que de 13,8 %, contre 17 % en moyenne au cours de la décennie 1990, âge d’or de l’atome (4) ». Invraisemblable, avant même Fukushima, malgré l’exacerbation de l’arbitraire en faveur du nucléaire et les performances encore très faibles du « renouvelable », dans un contexte mondial d’accélération de la course aux énergies, le nucléaire perd des points depuis une bonne décennie. Dans l’ensemble R des nombres réels, il est de fait en perte de vitesse.
Marché radieux du nucléaire.
Dans les 20 prochaines années, combien d’EPR vont pouvoir être construits en France? Cinq, dix, quinze, plus encore comme à la grande époque de « l’indépendance énergétique » nationale ou seulement un, peut-être deux… Peu importe, l’essentiel est de vendre ou plus justement de brader des réacteurs à tous les acheteurs potentiels suffisamment stupides pour avaler la salade fanée de « l’indépendance énergétique nationale ». Cette grande braderie de sauvetage et de dispersion des déchets « recyclés » a reçu le nom officiel de « Stratégie Nespresso » du temps d’Atomic Anne… Offrir la chaudière pour vendre le combustible… La tactique marketing n’est pas nouvelle, au début du 20e siècle, la Standard Oil, avant l’invasion automobile, offrait jusqu’en Chine les lampes à pétrole pour vendre son huile raffinée.
« Grillé » dans le beau monde occidental, le marché du nucléaire est en recherche urgente de nouveaux débouchés. Toutes les pétromonarchies sont déjà acquises au nucléaire, les tyrans pleins aux as en pétrodollars représentent une demande des plus solvables. Mais l’Afrique aussi dans son ensemble se pose comme une terre promise pour le marché du nucléaire. Là aussi il y a en grand nombre des Bongo et des Bokassa pleins aux as et la France, dans son territoire de chasse traditionnelle, a toutes ses chances. Même le Niger affamé, assoiffé, irradié et dévasté par l’exploitation de son Uranium est sur la liste des candidats… Dans ce pays noyé de soleil, mais haut lieu de la françafrique, il est matériellement impossible qu’émerge dans la tête des autorités politiques une autre possibilité énergétique que le nucléaire.
Comme les vieux chasse-neige soviétiques recyclés dans des anciens pays frères d’Afrique, les réacteurs nucléaires peuvent se refaire une « santé éclatante » dans le berceau de l’humanité. Tous les dictateurs d’Afrique, absolument tous, revendiquent haut et fort un droit au nucléaire pour leur peuple ou du moins pour un « développement économique » (5). Sur cet immense continent toujours débordant de bonne volonté et surtout plein d’opportunité à ne pas manquer, l’échec de Sarkozy auprès de Kadhafi ne préjuge en rien de l’avenir du nucléaire. D’ailleurs dans l’ensemble N des entiers naturels, la France n’a jamais voulu vendre de réacteur à l’illustre dictateur…
Mais l’Afrique reste en réserve comme une terre d’asile en cas de nouvelles catastrophes, les zones fertiles actuelles du nucléaire sont en Asie. La grande « Renaissance du nucléaire » s’opère de manière certaine en Chine et en Inde. Cependant ici aussi, il faut connaître l’envers du décor de ce rush nucléaire. Il est celui d’une nouvelle « Guerre Froide » entre les deux pays maintenant semi séculaire. On assiste à une véritable course aux équipements nucléaires. Dans ces deux pays d’Asie en concurrence pour ne pas dire en guerre permanente depuis plus d’un demi-siècle, les autorités politiques sont prêtes à tous les sacrifices et ne s’embarrassent pas des problèmes abstraits de tectonique des plaques. La Chine mène le jeu, elle a déjà gagné la bataille automobile, mais l’Inde ne veut pas se faire distancer. La Tata Nano promise à la classe moyenne indienne est poussive, elle attend les mégawatts nucléaires pour être construite. Des 64 réacteurs en construction dans le monde, la Chine en surchauffe énergétique en totalise à elle seule près de la moitié. Avec sa position de deuxième puissance économique mondiale gagnée sur le Japon en perte de vitesse depuis deux décennies, le nouvel Empire du Milieu se positionne dans le monde pour conquérir le marché de l’Uranium. Totalement désinhibé dans sa course économique, Chinafrique concurrence la Françafrique jusque sur ses territoires de chasse réservés.
Le palmarès des grands chantiers s’établit ainsi: Chine 28, Russie 11, Inde 6, autres pays 19, au total donc 64 réacteurs sont en construction. Mais est-il possible, sur cette base et même avec l’immense potentiel africain, de parler de « renaissance mondiale du nucléaire » ?
A suivre
Notes
(1) Événement luciférien
http://carfree.fr/index.php/2012/03/16/evenement-luciferien/
(2) L’expansion 09/03/2012 Julie de la Brosse.
http://lexpansion.lexpress.fr/entreprise/fukushima-pourquoi-l-hiver-nucleaire-n-a-pas-eu-lieu_286514.html
(3) « Les nouveaux chiens de gardes » (sous entendu du pouvoir et du capital) désigne les journalistes. Titre d’un film en référence au titre d’un essai de Paul Nizan « Les Chiens de Garde » contre les philosophes de l’ordre bourgeois.
(4) Le Monde Diplomatique Denis Delbecq, juillet 2011 « Déclin à l’Ouest, redéploiement dans les pays émergents d’Asie » « Comment Fukushima rebat les cartes du nucléaire »
http://www.monde-diplomatique.fr/2011/07/DELBECQ/20791
(5) Courrier International n° 1066, 17-13 avril 2011 « Quand le tiers-monde veut l’atome. »