Comment entrer dans l’ère de la sobriété énergétique pour vivre sans polluer

Les innovations high-tech, fortement consommatrices de ressources, conduisent les sociétés dans l’impasse. Et si nous prenions le contre-pied de la course en avant technologique en nous tournant vers les low tech, les « basses technologies »? C’est ce à quoi invite Philippe Bihouix, ingénieur spécialiste de la finitude des ressources minières, auteur de L’âge des low tech. À quoi ressemblerait la vie quotidienne dans cette société durable, où la sobriété ne serait pas subie mais choisie? Entretien.

Basta ! : Face à la pénurie de ressources, les réponses techniques sont souvent mises en avant. Pourquoi la troisième révolution industrielle, avec ses produits high-tech et ses technologies « vertes », nous conduit-elle dans l’impasse, selon vous ?

Philippe Bihouix [1] : Les high-tech sont encore en mesure de répondre, en partie, aux risques de pénurie. On le voit dans le cas des énergies fossiles: nous sommes capables d’aller chercher des ressources moins accessibles, comme les gaz de schiste, les pétroles de roche-mère, voire même des carburants à base de charbon ou de gaz. Mais avec une logique de rendement décroissant, il va falloir injecter de plus en plus de technologies et de matières premières pour récupérer une énergie de moins en moins accessible, et dépenser de plus en plus d’énergie pour aller chercher des métaux qui eux aussi se raréfient. Cela se fait au prix d’une fuite en avant. Les nouvelles solutions technologiques entraînent de nouveaux besoins et pénuries, avec leur lot de pollutions et de destructions sociales. Cet extractivisme forcené va continuer à abîmer de manière irréversible, et à un rythme accéléré, notre planète.

Nous sommes toujours rattrapés par les limites physiques de la planète. Les scénarios de déploiement massif d’énergies renouvelables à l’échelle planétaire ne sont pas compatibles avec les quantités de ressources accessibles, notamment métalliques. Et les agrocarburants de première génération ont montré une compétition dans l’usage des sols, comme avec les fermes solaires, qui illustrent les prochains conflits d’usage. Il y a enfin la pollution que tout cela générera: ces panneaux photovoltaïques que l’on fabrique, ces éoliennes que l’on ne sait pas recycler correctement ni à 100% sont générateurs de déchets ou d’épuisement des ressources.

Il est difficile de prédire si nous atteindrons ces limites dans deux ou cinq décennies, mais la responsabilité morale vis-à-vis des générations futures est à peu près la même. Tout cela est un pari technologique. Nous sommes dans une nouvelle religion, celle de la technique.

À contre-courant, vous appelez à nous tourner vers les low tech, les basses technologies. Qu’englobent-elles? Comment les définir?

Je pars du principe que l’économie circulaire est un doux rêve. Il n’est pas possible de recycler à 100% les objets que nous utilisons [2]. Tout ce qui est en train d’envahir notre quotidien – l’électronique grand public, les puces RFID ou les nanotechnologies – est consommateur de ressources. Moins de 1% des petits métaux utilisés par les high-tech sont recyclés! Il faut inverser la réflexion et aller vers des objets low tech, des basses technologies. Low tech, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de technologie, de progrès, de savoir, de science, ou même de techniques assez évoluées pour fabriquer les objets. Mais simplement que ces objets doivent être réparables, modulaires, récupérés au maximum sans perdre de ressources au moment de leur recyclage.

Un exemple : le vélo. On voit apparaître des vélos couchés, des vélos qui permettent de transporter des enfants, de déménager… Le vélo est très compliqué à fabriquer, comme la voiture, il demande beaucoup de technologies (métallurgie, chimie, usinage, etc.). Mais il devient simple à l’usage: il est robuste, on comprend immédiatement d’où vient une panne, il est facile à réparer avec quelques pièces détachées, il est presque inusable s’il est bien entretenu. Les low tech posent la question suivante: est-ce que j’arrive à satisfaire mes besoins quotidiens avec des objets plus maîtrisables, à durée de vie beaucoup plus longue, sans y perdre en termes de confort, au lieu d’aller vers des objets de plus en plus compliqués, jetables et qui nous rendent de plus en plus dépendants des multinationales?

Se tourner vers les low tech est-il suffisant pour faire face aux dérèglements climatiques?

Il n’y a pas de solution technologique, et encore moins de solution low tech, qui permet de continuer notre gabegie énergétique actuelle et notre consommation hallucinante de matières premières! Se tourner vers la sobriété est évident. Et mieux vaut une sobriété choisie qu’une sobriété subie. Elle peut prendre différentes formes. Il y a des sobriétés simples et faciles qui pourraient presque passer inaperçues, comme l’interdiction des imprimés publicitaires, des chaussures de sport qui clignotent lorsqu’on marche ou des sacs plastiques. Nous pourrions décider d’avoir moins de formats de bouteilles, un peu plus de différenciation sur l’étiquette, afin d’embouteiller au plus près des marchés et de rendre la consigne à nouveau intéressante économiquement et écologiquement. On pourrait économiser au moins 160.000 tonnes de pneus usés par an, en généralisant le rechapage des pneus pour les véhicules des particuliers (c’est-à-dire changer la bande de roulement des pneus, comme c’est le cas systématiquement pour les poids lourds qui font jusqu’à un million de kilomètres après plusieurs rechapages, ndlr). Les solutions pour réduire notre consommation matérielle sont illimitées.

Il y aussi des formes de sobriétés qui feront, a priori, un peu plus mal. Il faudra, par exemple, se tourner vers des voitures ultralégères qui iront moins vite, ce qui implique de brider le moteur, de réduire les équipements et le confort acoustique… en attendant de passer complètement au vélo et aux transports en commun. Tout cela est sans doute liberticide, mais, si l’on s’y met tous, avec des réglementations intelligentes, on pourrait aussi y trouver beaucoup de qualité de vie et de plaisir. Et il en faut! Le système de croissance actuel est devenu mortifère et n’apporte plus de bonheur. J’habite de plus en plus loin de mon travail, j’ai de plus en plus de temps contraint, je suis pris dans les embouteillages…

Prendre le contre-pied, c’est envisager une sortie progressive de la civilisation de la voiture, au profit d’un retour de la nature dans la ville, d’espaces publics moins bruyants et moins dangereux pour les enfants… Et n’oublions pas que la société est par essence liberticide: après tout, on n’a pas le droit d’immatriculer un char d’assaut, il y a une limite de poids et de vitesse pour les véhicules. Pourquoi cette limite ne pourrait-elle pas évoluer, si cela présente de grands avantages?

Lire aussi :  Le complot écologiste contre la voiture électrique

N’y a t-il pas un risque de laisser des salariés sur le carreau?

La sobriété – le fait de consommer moins – va être destructrice d’emplois dans l’automobile, l’industrie chimique, les pesticides… Mais la transition peut créer plus d’emplois qu’elle n’en détruit. La croissance des dernières décennies a aussi été destructrice d’emplois: nous avons créé des emplois dans la grande distribution et les usines, mais combien en a-t-on détruit dans le petit commerce et l’artisanat? Dans les métiers de services, la grande mutation ne fait que commencer, des centaines de milliers d’emplois vont sans doute être perdus: pensons par exemple aux agences bancaires qui deviennent des agences en ligne, au phénomène d' »uberisation », etc. On remplace d’anciens métiers peu qualifiés par d’autres, avec par exemple des gens chargés d’approvisionner les distributeurs de boissons et de friandises dans les stations de métro, ou de changer les bonbonnes d’eau dans les entreprises.

Je fais le pari que l’on peut recréer énormément d’emplois et revenir à des productions de plus petite échelle – tout en conservant les machines là où elles sont utiles, là où elles rendent le travail moins pénible. À commencer, peut-être, par l’agriculture, en la rendant plus intensive en main-d’œuvre, plus créatrice de sens, moins hyperspécialisée, pour mieux maîtriser la qualité de la production. On pourra aussi mieux partager le temps de travail: le fait d’être moins spécialisé permet de mieux partager. Tout cela sera plus enthousiasmant que le scénario de statu quo, avec un nivellement par le bas du coût du travail et donc des salaires, poussé par une concurrence internationale exacerbée et un système de transport mondial diablement efficace.

Il s’agit aussi de faire évoluer notre système de valeurs. Le métier de plombier est l’un des plus utiles: il devrait être rémunéré quasiment comme un pilote d’avion. Ce dernier est bien payé car il est responsable de nombreuses vies. Mais c’est aussi le cas du plombier qui répare les colonnes de gaz. Les paysans, chiffonniers, mécaniciens, menuisiers, réparateurs d’électroménager ou d’informatique sont les héros de demain!

Comment convaincre le plus grand nombre de l’intérêt et de la nécessité de changer? N’est-il pas trop tard pour agir?

Nous avons besoin d’utopie, d’espoir, de projet de vie. Les jeunes générations vivent, au rythme des annonces catastrophiques, dans ce monde délirant où l’on nous explique à la fois que la planète va de plus en plus mal, et qu’il y a de plus en plus de technologies formidables pour nous sauver. Or, les faits montrent pour le moment que nous avons plutôt du mal à sauver la planète. Peut-on donner un nouveau souffle? Ou reste-t-on avec cet horrible « there is no alternative » thatchérien?

Il n’est jamais trop tard pour bouger. Les moyens financiers existent dans l’agriculture. On pourrait décider d’allouer les milliards d’euros de subventions de manière différente, en privilégiant les exploitations de plus petite taille et de polyculture, en gérant les questions des intrants et des effluents de manière plus intelligente qu’aujourd’hui avec la Beauce désertique d’un côté, et les usines à cochons de l’autre. Passer à ce cercle vertueux implique de changer un certain nombre de règles du jeu fiscales et réglementaires.

Face à la déferlante mortifère de consommation des ressources et de production de déchets, il y a un espace politique autour de la création d’emplois. Aujourd’hui, plus personne ne croit vraiment en la reprise de la croissance pour recréer de l’emploi. Est-elle seulement souhaitable d’un point de vue environnemental? Bien sûr que non, puisqu’on ne sait pas découpler croissance économique et croissance de la consommation énergétique et de la production de déchets – il n’y a aucun exemple, aucune étude, aucune expérience, aucun chiffre pour étayer le contraire. Le pape, dans son encyclique, dit que « la terre où nous vivons devient moins riche et moins belle, toujours plus limitée et plus grise, tandis qu’en même temps le développement de la technologie et des offres de consommation continue de progresser sans limite« . C’est exactement cela. Chaque jour qui passe, on artificialise des centaines d’hectares qu’on transforme en parkings ou en lotissements, on perd des tonnes de terres arables par érosion et épuisement des sols, on éloigne un peu plus les citadins de la nature… Je pense qu’il y a une voie pour aller vers des sociétés plus soutenables, une voie certes étroite et compliquée, mais pas davantage que la voie technologique.

Propos recueillis par Sophie Chapelle
http://www.bastamag.net/

age-des-low-techA lire : Philippe Bihouix, L’âge des low tech, ed. Seuil, coll. Anthropocène, 330 pages, avril 2014. 19,50 euros. Vous pouvez commander le livre dans la librairie la plus proche de chez vous, à partir du site Lalibrairie.com.

Photo : Kamyar Adl

 

Notes

[1] Philippe Bihouix est ingénieur. Spécialiste de la finitude des ressources minières et de son étroite interaction avec la question énergétique, il est coauteur de l’ouvrage Quel futur pour les métaux?, ed. EDP Sciences, 2010. Lire notre article « Quand le monde manquera de métaux« . Philippe Bihouix a également contribué à l’ouvrage collectif Crime Climatique, Stop ! (ed. Seuil, 2015).

[2] Philippe Bihouix pointe deux raisons : l’usage dispersif et la dégradation de l’usage après recyclage (c’est mélangé, on n’arrive pas à récupérer ou on perd en fonctionnalités et en performances).

7 commentaires sur “Comment entrer dans l’ère de la sobriété énergétique pour vivre sans polluer

  1. pedibus

    On appelle ça des solutions élégantes, simples, efficientes… Les mathématiciens puristes en raffolent. Les physiciens, eux, seraient plutôt grands utilisateurs des lois d’état, c’est-à-dire celles qui prévoient de passer par autant de points que nécessiterait le processus industriel utilisateur de leur trouvailles, pourvu qu’on aille de A à B : style tous les chemins mènent à Rome…

    En bons cyclistes et piétons nous savons qu’il est nécessaire de ménager sa monture, c’est-à-dire mézigue : alors de A à B ce sera la trajectoire la plus rectiligne possible, à condition qu’une courbure de la géométrie ne soit pas occasionnée par un colosse gravitaire; mais nos métriques de pratiquants des modes actifs nous font évoluer dans du tout petit espace ; à condition aussi que le système automobile ne nous impose pas sa trame tyrannique…

    A se demander s’il ne faudrait pas dès maintenant créer un prix Nobel alternatif qui récompenserait le génie de la simplicité. Mettons dans le jury international tout ceux qui sont le plus éloigné du pragmatisme, du fait de leur discipline ou de leur indépendance : mathématiciens, cosmologues, poètes ou lève-tard impénitents…

    Refaire le coup de la roue, de la bicyclette, de l’écriture, du pain au levain, du vin, de la représentation théâtrale : un coup par décennie et nous voilà en l’an 10 puissance 10 puissance 10 puissance… avec le mythe du progrès sans retour.

    Ah oui, j’oubliais, évidemment… Péremptoirement… Mais voilà : si nos villes étaient mieux faites ses habitants ou ses usagers ne songeraient plus à s’en échapper. Alors adieu aux banlieues et à la « suburbanisation nébuleuse », aux trains de banlieue, aux écheveaux routiers et autoroutiers… Histoire à faire rire jaune : si le foncier tombait dans le domaine public – comme en Chine – alors sans doute la planification urbaine n’aurait plus à s’empêtrer dans la spirale spéculative classique : prix des terrains qui s’envole sous l’effet des infrastructures de transport qui apparaissent, lesquelles servent à fuir les zones convoitées trop chères, centrales, péri centrales et même de nulle part…

     

     

  2. couloudou françoise

    Il y a quelque chose d’effrayant actuellement, c’est que nous sommes entourés d’objets électriques ou mécaniques non réparables(car on ne trouve plus de dépanneurs ou de pièces à changer)ils ont aussi été fabriquer de manière à ce qu’on ne puisse pas intervenir soi-même… C’est ainsi qu’à la décharge on trouve des frigo, des cafetières  etc…Notre voiture Modus doit être amenée chez le garagiste pour changer une simple ampoule  et comme il faut démonter tout l’avant, le garagiste change aussi le 2e phare! On peut même donner les marques qui ne durent que 2-3 ans, nos décharges regorgent de métaux lourds et débordent de déchets électroniques, voilà un filon d’emplois, des réparateurs, dépanneurs…Avec 3 cafetières en panne mon mari a pu en réparer une! Merci pour cet article qui ouvre des perspectives de sobriété et d’économie

  3. L'intégriste ferroviaire

    Clair, net, puissant : inéluctable. M’enfin, s’il faut encore attendre ne serait-ce que 20 ans, c’est encore trop long pour la biosphère et pour les dominés !

    @Pedibus : à mon sens, le mot « pragmatique » n’est pas le meilleur. Un simple contre-exemple, les solutions low-tech sont, elles, pragmatiques, puisqu’elles offrent un formidable rapport durabilité/complexité. J’aurais plutôt parlé de considérations bassement matérielles, commerciales, ou intéressées.

    Finalement, fin de la bagnole, retour aux transports en commun, alors, alors… Reconstruction des lignes de chemin de fer, évidemment ! On ne se refait pas 😉

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