Einsatzgruppen en Ford Falcon Verte

Aux origines totalitaires du Big Business automobile (2e partie)

Le passé sud-américain peu glorieux d’un grand constructeur automobile européen a refait surface en automne 2015. Des victimes de Volkswagen ont porté plainte pour « crime contre l’humanité. » L’accusation est grave en elle-même, et au moins à deux titres pour ce constructeur. Par son activité d’après-guerre, censée être purement industrielle et donc respectable dans ses fins, officiellement satisfaire des besoins et élever le niveau de vie des classes moyennes au standard européen, la firme automobile se retrouve dans un télescopage historique, soudainement replongée dans son passé nazi. Pour nous, dans notre réquisitoire, il n’y avait que confirmation de la liaison originelle entre totalitarisme et automobilisme. Continuons notre investigation factuelle…

Le laboratoire du capitalisme du désastre

Rien ne laissait présager un tel retour, si massif, du refoulé… Comme en Argentine, une loi d’amnistie ad hoc avait préventivement permis en 1979 de ne pas trop tourmenter dans leur retraite les acteurs militaires locaux de la terreur de masse au Brésil. Mission accomplie, ils purent ainsi finir paisiblement leur vie, au pays. Mais derrière ces mesures d’amnésie collective prises en faveur de ces généraux sanguinaires il y avait cachés, d’autres bénéficiaires.

Les services secrets des États-Unis d’abord, on sait qu’ils furent formateurs, fournisseurs d’armes, dispensateurs de savoir-faire policier et, sans faillir, coordinateurs supranationaux de la terreur. Eux aussi furent épargnés. Les firmes transnationales, ensuite, auraient pu avoir des comptes à rendre aux victimes, elles ne furent pas plus inquiétées. Mais, plus globalement, le capitalisme dans ces années obscures franchissait quasi immaculé une étape essentielle de son développement en assurant la sauvegarde de son nouveau modèle économique, le néolibéralisme de l’école de Milton Friedman.

Au début des années 2000, après l’annulation des lois d’amnisties, les chefs des juntes argentines ne purent plus échapper à leur condamnation à la prison à perpétuité pour « crime contre l’humanité » et le mot de génocide fut prononcé à l’un de ces procès.

Comme pour les basses-œuvres des Einsatzgruppen, on a du mal à imaginer que des crimes étatiques aient pu se produire sur une aussi longue période dans le pré carré de la grande démocratie des États-Unis d’Amérique.

Aujourd’hui, le passé lointain et récent fusionnés revient en surface pour accabler directement une des plus grandes firmes automobiles. En cause, une cicatrice juridique indélébile des anciens temps totalitaires. Dans une rare unanimité, les juges réunis pour condamner des atrocités passées décidèrent que les crimes contre l’humanité seraient imprescriptibles.

Les vieilles recettes autoritaires de management des ressources humaines peu avouables et longtemps restées secrètes peuvent tôt ou tard refaire surface et venir en justice frapper leurs commanditaires. Cas relativement rare par les temps qui courent, faute de figure criminelle habituelle suffisamment vaillante à mettre dans le box des accusés, les firmes industrielles peuvent se retrouver projetées aux premières loges. Grande bénéficiaire des juntes, l’une d’elles doit aujourd’hui assumer non seulement son rôle dans le dispositif de répression mais aussi et en définitive la raison d’être économique à l’origine de ces dictatures.

Comme par hasard, au faîte de sa gloire économique mais aussi et au plus mauvais moment de son histoire dans les nuées cancérigènes de la pollution atmosphérique, c’est Volkswagen qui nous remémore la « Guerre Sale » (« Dirty War« ), les temps peu glorieux où se déployaient en Amérique latine les méthodes et expérimentations de l’école économique de Chicago pour se mondialiser ensuite…

En 2007, Naomi Klein rassembla théorie et méthode des leaders et agents économiques transnationaux pour les associer aux faits et gestes des dispositifs militaires nationaux mis en place au temps des dictatures. Ainsi, elle put conceptualiser le développement récent du capitalisme vers des formes de violence extrême délibérées, institutionnalisées. Fruit d’un esprit de synthèse rare, l’œuvre historico-théorique nous fut livrée sous le titre de « Stratégie du Choc, Vers la montée d’un capitalisme du désastre ». Une véritable descente aux enfers nous est offerte dans ses pages, en comparaison de ce vocabulaire explicite, le mot économique « néolibéralisme » apparaît comme un doux euphémisme…

« De la torture soutenue par l’entreprise »

Les événements reprochés à Volkswagen datent du temps de la dictature militaire au Brésil, 1964-1985. Cependant, avant l’ouverture de l’affaire du géant allemand, Naomi Klein nous apprenait que les pratiques incriminées ne furent ni circonscrites à l’entreprise germanique ni localisées à ce pays, tout le cône sud de l’Amérique fut concerné par la terreur militaire au service de l’entreprise…

Pour le continent sud américain, nous ne disposons pas d’une documentation spécifique aux firmes automobiles, mais son livre nous rappelle quelques faits, non isolés, dans un paragraphe intitulé « de la torture soutenue par l’entreprise. » Comme par hasard encore, parmi toutes les transnationales bénéficiaires des régimes de terreur, ce furent les firmes automobiles qui s’illustrèrent au premier rang. Au coté de Volkswagen, il y eut Ford et General Motors… Bizarre, l’histoire se répète, on retrouve le même trio en pôle position que sous le 3e Reich… Puisque notre démarche se veut factuelle, on peut ajouter les faits et gestes signalés à notre dossier à charge… Que nous remémore Naomi Klein:

Au Brésil quelques multinationales se liguèrent et mirent sur pied leurs propres escadrons de tortionnaires privé. (…) On créa ainsi un corps policier extrajudiciaire appelé Opération Bandeirantes. Composé d’officiers de l’armée, le groupe était financé par diverses multinationales dont Ford et General Motors. »

Cependant, c’est en Argentine que la participation de la filiale locale de Ford à l’appareil de terreur fut la plus évidente. La Société fournissait des voitures à l’armée, et les berlines Ford Falcon vertes servirent à des milliers d’enlèvements et de disparitions. Le psychologue et dramaturge argentin Eduardo Pavlovsky dit que la voiture était « l’expression symbolique de la terreur, la mort sur roues. »

Un ouvrier de chez Ford expliqua à un procès la procédure d’enlèvement et le devenir des victimes: 

Avant de m’emmener, ils m’ont fait défiler dans l’usine pour que tout le monde me voit bien, c’était la méthode utilisée chez Ford pour se débarrasser du syndicalisme. Puis, dans un centre de détention aménagé dans l’usine, la victime était rouée de coups de pied avant d’être transférée dans une prison du régime, où la torture se poursuivait pendant des semaines. »

Lire aussi :  Le Livre Noir de l’automobile

Dans ce paragraphe de cinq pages, d’autres noms d’entreprises sont cités et comme par hasard ce sont encore des firmes automobiles: Mercedes-Benz, Chrysler, Fiat Concord.

Pour être efficace, la terreur se devait d’être large et non sélective. Elle ne se limita pas à la seule élimination des gauchistes les plus extrémistes. Les socialistes même très modérés comme Allende et les syndicalistes dans les usines furent aussi concernés. Mais, bien au-delà de ces groupes politiques de « gauche, » tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une action sociale était susceptible de tomber sous le régime de la terreur. Même les travailleurs communautaires rattachés aux Églises pouvaient se retrouver comme passager des Ford Falcon Verte de la junte et disparaître…

Puisqu’il s’agissait dans son esprit d’expérimenter pour valider une théorie économique dite de la « liberté des marchés, » toute action charitable de soulagement de la souffrance dans les bidonvilles en périphérie de Buenos-Aires était regardée comme une menace d’inspiration marxiste…

Venir en aide à son prochain était une preuve matérielle que ce qui se donnait comme le modèle économique salvateur faisait des victimes et de là laissait suspecter des visées moins avouables. Derrière le décorum universitaire, il y avait en pratique l’idéologie d’une prédation dévastatrice sans entrave au profit d’acteurs économiques transnationaux: finance et firmes industrielles.

Selon le modèle de Milton Friedman, l’interventionnisme de l’État dans le domaine social était interdit, seul son bras armé pour la terreur était légitime, justement pour éliminer les preuves vivantes de la multiplication des laisser-pour-compte économiques. C’est ainsi que sous chaque soutane charitable s’approchant des bidonvilles, les agents argentins des Chicago-boys imaginèrent horrifiés de possibles infiltrations marxistes…

Aux États-Unis, le passé a fait l’objet de quelques informations sur le savoir-faire militaire des grandes firmes automobiles. En 2002, un journaliste du New York Times rappelait quelques faits à ses concitoyens: « Ford Motors is linked to Argentina’s Dirty War. » En 2005, un autre auteur parlait de « The Falcon Remembered. »

Milton Friedman et Henry Ford

Notre choix de titre « Einsatzgruppen en Ford Falcone verte » peut paraître abusif. Il faut reconnaître en effet qu’il n’y aucune commune mesure entre d’un coté ce qui s’est passé en Europe de l’Est et dans les territoires de l’ex-URSS envahis par la Wehrmacht et soumise aux éliminations massives des Einsatzgruppen et de l’autre les crimes des juntes militaires dans le cône sud de l’Amérique latine.

Durant le Seconde Guerre mondiale sur tout le front Est, de la Baltique à la Mer Noire, plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants périrent sous les balles des Einsatzgruppens. Les populations visées, juifs, tziganes, communistes n’avaient aucune possibilité de fuite.

En Amérique latine, au temps des dictatures, près de deux millions de personnes potentiellement visées par la terreur, prirent le chemin de l’exil vers l’Europe, ce qui de fait allégea quelque peu les cadences déjà infernales imposées aux tortionnaires impliqués dans l’expérimentation de « la stratégie du choc. » Malgré ces fuites massives, pour la seule Argentine le décompte macabre des morts et des disparus atteignit les 50.000 personnes.

Mais, si sur le plan quantitatif des victimes on peut avancer une grande différence, il n’en va pas de même sur le principe. Le cadre idéologique, son origine étasunienne, ses méthodes militaro-industrielles de terreur tortionnaires et sanguinaires étendues à plusieurs pays s’inscrivirent dans une logique identique avec des objectifs économiques pour le plus grand profit des mêmes transnationales, Général Motors, Ford et Volkswagen.

Signalons une autre similitude-différence, les Einsatzgruppen furent comme les juntes militaires sud américaines rapidement confrontés au problème de faire disparaitre les cadavres. Miracle de la technique moderne, là où les exécuteurs du führer furent contraints de surenchérir dans l’horreur des charniers, les disciples de Milton Friedman mieux équipés utilisèrent les « vols de la mort. » Le largage par avion ou hélicoptère des victimes en pleine mer put ainsi largement simplifier la tache des juntes militaire… Le matériel aéronautique utilisé était américain, anglais et… français.

En 1975, au plus fort de l’expérimentation économique, un chroniqueur au New York Times posa une question simple:

Si ce n’est qu’au prix d’une répression qu’on peut appliquer à la lettre la théorie de [l’école] de Chicago, ses auteurs [Milton Friedman en tête] ont-ils une part de responsabilité dans la situation au Chili ? »

Notons le ton précautionneux et l’euphémisme « situation au Chili » pour parler de la terreur sanguinaire et de la précipitation brutale de 40% de la population sous le seuil de pauvreté absolue.

A la même époque, l’économiste autrichien Gerhard Tintner qui, dans les années 1930, avait fui le nazisme, n’hésita pas à faire quelques rapprochements. Il compara le Chili de Pinochet à l’Allemagne d’Hitler sans oublier Milton Friedman assimilé aux technocrates du 3e Reich. Mais, puisqu’on parle d’industrie automobile, rendons à César ce qui appartient à César et au grand constructeur ce qui est à Henry Ford. On peut tout aussi bien proposer une autre comparaison. Un quart de siècle après la Seconde Guerre mondiale, alors qu’on croyait l’ère des totalitarismes occidentaux confinés au passé, Milton Friedman et ses juntes militaires sud-américaines remplaçaient Henry Ford et ses disciples nazis dans l’Allemagne du 3e Reich.

JMS
octobre 2015

(1) Naomi Klein, « La Stratégie du Choc, La Montée d’un Capitalisme du désastre », Ed. Actes Sud 2008. Les passages cités sont tirés des chapitres 4 et 5.

Un commentaire sur “Einsatzgruppen en Ford Falcon Verte

  1. Henri Bourjade

    Capitalisme sauvage en amérique latine, totalitarisme communiste à l’est, attentats meurtriers islamistes. 
    Je ne pense pas que les commanditaires soient les voitures ou les puits de pétrole. Les commanditaires sont toujours des hommes avides de pouvoir. Des hommes qui ne prennent certainement pas les transports en commun.

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