Kallak, l’Age de Fer au Cercle Polaire (2/2)

« Kallak c’est la mine de trop ! »

Les perspectives sont proprement effrayantes. « Un rapport ministériel de 2013 « Sweeden’s minerals strategy » prévoit pas moins que l’ouverture de cinquante mines à l’échéance de 2030 (3) ». La production de minerai de fer devait quasiment tripler. En cette année 2013, l’Etat Suédois venait de lancer une véritable offensive générale de l’extractivisme, autant dire une Apocalypse pour la civilisation du renne en territoire Saames.

Au cours de l’été 2013 sur le site de Kallak, un campement rassemblant des dizaines de Saames soutenus par des écologistes, des altermondialistes et d’autres peuples autochtones tentaient de s’opposer aux forages de prospection de l’entreprise minière britannique Beowulf. Sans ménagement, l’appareil policier expulsa les manifestants. Mais, conscient de ce qui se prépare, la détermination des Saames reste forte.

La révolte est à son comble contre le colonialisme minier et énergétique car pour rendre possible l’économie de pillage du Grand Nord il faut de l’énergie et les barrages hydroélectriques se multiplient au rythme des projets miniers. Avec une conscience claire de la situation, un leader Saames exprime le sentiment d’oppression et d’invasion ressenti par sa communauté : « Quinze barrages ont été construits sur la rivière Lule, notamment pour alimenter des trains électriques. Pour nous, toutes ces activités industrielles sont du colonialisme, Kallak, c’est la mine de trop ». Un autre leader Saame, éleveur de rennes directement concerné par la mine de Kallak, exprime la même conscience de l’invasion industrielle dans le Grand Nord : « Nous avons été clairs avec la compagnie minière Beowulf : entre les barrages, les routes, les voie ferrées, les plantations, le tourisme, les éoliennes et les effets du réchauffement climatique, il n’y a pas de place pour davantage d’exploitation. Trop c’est trop ! (…) Depuis des millénaires nous vivons au plus près de la nature. Nous prenons davantage nos responsabilités et considérons le long terme : l’avenir de la planète (4)»

Depuis l’« initiative matières premières » de l’Union Européenne lancée en 2008, il est clair que l’affairisme minier se sent pousser des ailes en Suède (et ailleurs) et le peut d’autant plus qu’il dispose d’une base de masse avec main-œuvre locale. Dans un souci d’objectivité, le journaliste du Monde Diplomatique fait la part belle aux poncifs socio-économiques : il y aura de l’emploi promettent les compagnies minières. Dans ces contrées en déréliction, subsistent désœuvrés les descendants des pionniers de la colonisation et de la première ère des activités minières qui reçurent un second souffle par le besoin martial du 3e Reich durant la Seconde Guerre mondiale. Ils sont aujourd’hui des chômeurs sans avenir en dehors de la mine.

La situation est dramatique, car les Saames dans leur résistance se retrouvent seuls en face de tous : la hiérarchie sociale locale de la mine de l’investisseur jusqu’au travailleur et les puissances industrielles de toute l’Union Européenne et du monde par la volonté « souveraine » de l’État suédois d’exploiter sans entrave tout le potentiel minier du Grand Nord. Des agences de propagande sont à l’œuvre en Europe et ailleurs pour vanter les opportunités et ameuter les investisseurs…

Le directeur business et développement du comté de Norbotten assène les arguments massues : « L’Europe consomme 20% du fer mondial, mais n’en produit que 4%, dont les 9/10e proviennent d’ici-même. Mieux vaut que ce fer vienne de Suède, plutôt que de pays où les normes en termes d’environnement, de droit du travail et de droits humains sont moindres. Je vous assure que le gouvernement prend en considération l’environnement, qui passe avant la profitabilité de la mine. Certes, les projets auront un impact sur l’environnement, même minime. C’est hélas le prix à payer pour notre mode de vie (4) ». L’argumentation est imparable, rien ne manque… sauf que… mais ce n’est pas le problème de ce directeur ; il faut savoir à quoi sert le fer avant de parler de droits humains et de normes environnementales… Dans une économie mondialisée par le pétrole, il faut certes « agir local » mais aussi « penser global ».

Le Fer, la Géographie, la guerre et la Biosphère

Car il ne faut pas se leurrer, le fer est aussi neutre que la géographie. Comme elle, il sert d’abord à faire la guerre. On a beau noyer le poisson dans les euphémismes économiques ou tourner le problème dans tous les sens, la carence martiale de l’Europe occidentale et son insatiable faim de fer n’a pas d’autre cause que les multiples besoins de son industrie de guerre et de conquête territoriale depuis le Grand Siècle.

L’adage dit que « l’argent est le nerf de la guerre ». Avec la Première Guerre mondiale, la Blitzkrieg et l’Apocalypse des bombardements américains sur le Vietnam, on connaît son sang, le pétrole, le carburant indispensable aux Guerres totales modernes. En suivant la sentence du géographe Yves Lacoste, on en découvre son intelligence stratégique : « La géographie ça sert d’abord à faire la guerre ». Reste l’arme du crime, le fer, qui est l’exécutant du champ de bataille, l’appareil locomoteur de la Guerre, celui qui donne la mort. Mais aussi le fer, le pétrole, l’argent et la géologie en remplacement de la géographie constituent un autre quatuor, celui de l’extractivisme, la nouvelle guerre sans fin contre les écosystèmes et les peuples indigènes. Encore : le fer, le béton, le pétrole et l’argent, par le BTP et les Grands Projets Inutiles Imposés représentent une autre manière de faire la guerre à la biosphère.

Au cours de la seconde moitié du 20e siècle, la France a perdu en paysages et terres arables trois fois l’Alsace et la Lorraine et ce ne furent ni les « boches » ni les bolchéviques qui vinrent les conquérir par la guerre traditionnelle mais bien la « Noblesse d’État » hexagonale qui les firent disparaître à jamais, stérilisés sous le béton armé de « l’aménagement du territoire » (5)…

Sans nul doute, dans une Apocalypse de l’ère contemporaine, le fer s’imposerait, quelle que soit la configuration choisie et le champ de bataille, comme l’un de ses quatre cavaliers. Il faut dire que l’inventivité des sciences et techniques à l’époque de la seconde révolution industrielle reste à ce jour sans limite. Mais aussi, dans une perspective eschatologique, ce siècle à peine commencé s’annonce déjà comme celui de la fin dernière des « matières premières » et le fer n’échappe pas à l’effondrement général. Considéré comme l’un des éléments les plus abondants de l’écorce terrestre, sa pénurie se fera pourtant sentir bien avant l’An 2100.

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Essayez de trouver une utilisation pacifique du fer et vous tomberez à chaque fois sur une industrie marginale avec des besoins somme toute dérisoires pour ce métal : ustensiles de cuisine, outillage convivial d’Ivan Illich (6). Comme les civilisations amérindiennes, la civilisation du renne a subsisté sans fer et le mot guerre n’existe pas en langue saame (7).

Éliminons aussi de la catégorie de l’outillage convivial le machinisme agricole, qui en tant qu’appareil locomoteur combiné à l’argent, la géographie et la pétrochimie des pesticides est connu, depuis le « Printemps silencieux (8) », comme la nouvelle guerre totale menée contre la biosphère. On peut aussi écarter la construction navale, que ce soit pour les méga-paquebots de croisière de masse, les porte-conteneurs, les méthaniers et le supertanker, les bateaux-usines de pêche ou les bâtiments de marine militaire. Réfléchissez encore !

Encore une manière de faire la Guerre

Ah, vous avez trouvez ! Il y a la bagnole, le symbole de la liberté dans notre « mode de vie non négociable », elle dévore en effet énormément de fer et selon les apparences, on est loin des champs de batailles, sauf que… la bagnole dévore la Terre. Si l’on quitte la sphère du symbolique et le tapage marketing, on retrouve la violence mortifère de « l’aménagement du territoire », pour au final offrir le champ libre à la « violence routière », la pollution atmosphérique et leur hécatombe. Avec une nouvelle criminalité numérique, le « Dieselgate » nous révèle l’état d’esprit suspect de l’industrie automobile pour continuer de polluer en paix…

Avec les particules fines, l’automobile innove dans la guerre de basse intensité, le fer n’est plus en première ligne pour donner la mort, il s’efface derrière les gaz.

Même en Europe, épargnée par le sale « pétrole de qualité Afrique » qu’elle fabrique pour le Continent noir, le bilan des victimes s’apparente à celui d’une guerre. Et s’il faut encore noircir le tableau et boucler la boucle guerrière de l’âge de fer, il suffit de rappeler que pour mettre en branle ces tonnes de ferraille il faut du pétrole et donc fabriquer des armes à vendre aux Juntes Militaires et aux États Islamistes du Moyen Orient et d’ailleurs. L’aménagement du territoire pour l’invasion automobile n’est-il pas une conquête territoriale dévastatrice des écosystèmes ? On retrouve encore une fois les éléments cardinaux de la guerre : l’argent, le fer, le pétrole et la géographie.

Au moment où ces lignes commencèrent à s’écrire, début décembre 2016, avec la lecture du Monde Diplomatique, la France fut prise sous une impitoyable tempête de ciel bleu (9), la pire depuis l’An 2000 selon les experts. Un anticyclone jouait les prolongations sur l’Hexagone et figeait la pollution aux particules fines de la circulation automobile sur les grandes métropoles. Et comme chaque année en pareille situation de beau fixe, c’est le drame à la capitale. Des centaines de victimes asphyxiées furent évacuées vers les hôpitaux.

De quelque manière que l’on retourne le problème avec ce métal de transition dans la classification périodique des éléments, on en reste à l’âge de fer mythique qui selon Hésiode dans « Les Travaux et les Jours » est l’Âge de la guerre universelle.

Pour un Moratoire de Stockholm

En 1972 eut lieu à Stockholm, capitale de Suède, le 1er Sommet de la Terre. Dans les proclamations et principes de la Déclaration finale on pouvait lire ce que l’Etat Suédois et l’Union Européenne ont décidé de transgresser par leur « stratégie minière » et l’« initiative matière première » : « La protection et l’amélioration de l’environnement sont une question d’importance majeure qui affecte le bien-être des populations et le développement économique dans le monde entier ; elle correspond au vœu ardent des peuples et constitue un devoir pour tous les gouvernements. » « L’homme a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité. »

La civilisation du renne est aujourd’hui doublement menacée par les besoins insatiables en minerais de la civilisation industrielle et par les conséquences déjà perceptibles dans le Grand Nord du réchauffement climatique. Le dernier peuple autochtone d’Europe occidentale est en lutte contre l’invasion minière de son territoire ancestral. Dans les grandes métropoles du monde il apparaît urgent de rendre l’air plus respirable. Au niveau de la communauté internationale le « vœu ardent des peuples » s’exprime depuis longtemps afin de rendre le monde moins meurtrier. A l’échelle de la planète, la lutte contre le réchauffement climatique semble une préoccupation majeure de notre temps et le 21e siècle à peine commencé s’annonce déjà comme le Grand Siècle de l’épuisement des ressources minières. Cela fait beaucoup de problèmes. Mais il semble possible d’apporter une solution simple immédiatement applicable pour satisfaire ce qu’exprimait solennellement le 1er Sommet de la Terre. Ne faudrait-il pas décréter de manière urgente un moratoire combiné sur les industries militaires et automobiles ? On pourrait l’appeler le Moratoire de Stockholm.

Janvier 2017
Jean-Marc Sérékian coauteur avec Jacques Ambroise de « Gaz de schiste le choix du pire, la Grande Guerre à l’ère du déclin pétrolier » Ed. Sang de la Terre 2015


(3) voir 2, Le Monde Diplomatique, Décembre 2016
(4) voir 2, Le Monde Diplomatique, Décembre 2016
(5) Jacques Ambroise, Jean-Marc Sérékian, « Gaz de Schiste le Choix du Pire, la Grande Guerre à l’ère du déclin pétrolier » Ed. Sang de la Terre 2015
(6) Ivan Illich La Convivialité Ed. Seuil 1973
(7) voir 2, Le Monde Diplomatique, Décembre 2016
(8) Rachel Carson, « Printemps silencieux » Ed. Plon 1963
(9) « tempête de ciel bleu » oxymore pour dire « grand beau temps »