La dépendance à la voiture des habitants des villes contemporaines est une préoccupation majeure pour les décideurs politiques, qui ont souvent du mal à convaincre les gens d’adopter des modes de transport plus durables. Or, de récentes découvertes en neurosciences ont montré qu’un large éventail de comportements peuvent devenir habituels et, par conséquent, résistants au changement. Nous présentons ici le potentiel d’une collaboration entre les neurosciences et la géographie humaine visant à mieux comprendre les habitudes qui déterminent les déplacements quotidiens.
Dans un article de Science et Société paru dans TISC, Seymour et Vlaev ont fait valoir que, malgré la « neuromanie » croissante observée dans les cercles politiques, les politiques publiques réelles s’inspirent rarement des neurosciences [1]. Relevant le défi mis en évidence par les auteurs, nous considérons le champ du transport comme un domaine où les neurosciences peuvent apporter une contribution tangible aux politiques publiques. Nous nous tournons vers l’exemple des trajets domicile-travail en voiture, une préoccupation majeure des géographes des transports et des urbanistes. Les déplacements quotidiens pour le travail et les études représentent environ un cinquième de la distance totale parcourue par une personne moyenne au Royaume-Uni au cours d’une année [2]. Les déplacements domicile-travail sont également un sujet de recherche et de politique qui pourrait bénéficier d’un regard neuf sur la façon dont les habitudes, en particulier les habitudes de déplacement, se forment, se maintiennent et se transforment. Associée à des connaissances géographiques sur la façon dont les gens interagissent avec leur environnement quotidien, une politique innovante peut être formulée là où elle est nécessaire et urgente.
La dépendance à la voiture des habitants des villes contemporaines préoccupe depuis longtemps les chercheurs et les responsables politiques. Les énormes coûts environnementaux, psychologiques, sociaux et sanitaires de la dépendance à la voiture ont été démontrés de manière empirique dans une série de contextes mondiaux [3]. Cependant, il s’est avéré difficile de passer de l’identification du problème à des idées pratiques pour le résoudre. Toute une série de mesures ont été appliquées, indépendamment les unes des autres ou en combinaison, notamment des restrictions de stationnement, des journées sans voiture, le développement des infrastructures pour le vélo, la marche et les transports publics, et diverses campagnes de sensibilisation. Dans la plupart des cas, la capacité de ces mesures à obtenir un large changement de comportement s’est avérée décevante [4]. Pour expliquer l’incapacité des mesures politiques existantes à faire sortir les gens de leur voiture et à leur faire adopter des modes de transport plus durables, les chercheurs en transport ont mis en avant plusieurs facteurs, tant individuels qu’environnementaux. Outre les qualités de l’environnement urbain, la commodité des systèmes de transport public, leur coût, leur rapidité et leur sécurité, l’un des concepts les plus fréquemment rencontrés est celui de l’habitude. La notion d’habitude a été utilisée pour expliquer l’écart entre le changement de comportement prévu par les politiques de transport et l' »inertie » de la façon dont nous choisissons d’effectuer nos déplacements quotidiens.
Quelle est l’utilité du concept d’habitude pour expliquer les comportements quotidiens ? Dans la plupart des modèles de choix de transport, l’habitude n’est qu’un facteur parmi d’autres, à côté de facteurs tels que le prix du billet, les caractéristiques sociodémographiques et la distance [5]. Dans cette perspective, les navetteurs se comportent comme des agents qui évaluent rationnellement les changements dans l’environnement et leur propre comportement, tandis que le pouvoir de l’habitude les empêche de changer. En soi, cette vision de l’habitude comme une variable indépendante n’est pas utile pour comprendre les mécanismes par lesquels les gens abandonnent leurs anciens comportements, les adaptent ou en adoptent de nouveaux. C’est pourquoi, certains géographes des transports en sont venus à considérer le potentiel des neurosciences pour élargir la compréhension géographique du rôle de l’habitude dans les déplacements urbains quotidiens [6].
En effet, l’un des domaines les plus étudiés en neurosciences est la dichotomie entre comportement réfléchi et comportement réflexif, ou comportement dirigé vers un but et comportement habituel [7]. Des expériences menées sur des rongeurs et des primates ont permis d’étudier les différents aspects de cette dimension et de conclure qu’un large éventail de comportements peut devenir habituel et stéréotypé grâce à un apprentissage dépendant de l’expérience. Les habitudes sont exécutées de manière répétée au fil du temps et sont généralement déclenchées automatiquement, presque inconsciemment. En outre, elles comprennent une ou plusieurs séquences d’action, qui tendent à être déclenchées par un contexte ou un stimulus particulier [8].
Avant de devenir habituel, le comportement est principalement régulé par les régions du cerveau où les processus d’évaluation déterminent le résultat. Après une pratique intensive, d’autres zones du cerveau sont sollicitées, pour lesquelles le résultat d’une action particulière est moins important. Au lieu de cela, c’est l’association apprise entre le stimulus ou le contexte déclencheur et l’action correspondante qui guide désormais le comportement 8, 9. Ainsi, le modèle d’activité neuronale correspond finalement à la transition exploration-exploitation dans la production comportementale, d’un mode d’essai et d’exploration à un mode ciblé et d’exploitation au fur et à mesure que les comportements habituels émergent [8]. C’est dans ce contexte que la recherche interdisciplinaire peut apporter une contribution. Comme les perspectives théoriques géographiques mettent davantage l’accent sur les circonstances du stimulus dans la vie quotidienne, soulignant la variabilité des contextes dans lesquels même les habitudes routinières sont vécues, une compréhension plus incarnée et située de l’habitude peut être élaborée.
Cependant, les deux disciplines s’accordent à dire que le pouvoir des habitudes peut devenir si grand qu’un changement de comportement peut être difficile. Étant donné que les processus d’évaluation sont de moindre importance, voire inexistants, pour un modèle d’activité habituel établi, le simple fait de proposer des choix alternatifs à l’individu peut s’avérer une méthode décevante et infructueuse pour modifier des modèles de comportement particuliers. Dans certains cas, même le fait de punir l’individu pour avoir effectué l’action automatisée peut ne pas modifier de manière significative le comportement déjà profondément ancré [10]. Un exemple particulièrement instructif est offert par la toxicomanie, où les systèmes de mémoire et d’apprentissage du cerveau sont détournés par les drogues 9, 11. L’auto-administration chronique de drogues peut induire une neuroplasticité, qui peut finalement aboutir à un schéma habituel de recherche et de consommation de drogues. Ce comportement peut être persistant et devenir compulsif, résistant à tout changement même face à des conséquences néfastes, comme une punition [12]. Enfin, et ce n’est pas le moins important, des études sur l’animal et l’homme ont montré que le stress facilite le passage d’un système de mémoire flexible et réfléchi à un système de mémoire rigide et habituel [13]. Cette réorganisation des ressources cognitives induite par le stress est très pertinente pour la société contemporaine, où les déplacements de routine pour le travail et les études sont souvent vécus comme stressants et, par conséquent, pourraient être plus enclins à des schémas comportementaux automatisés et moins flexibles.
Il n’est donc pas surprenant que le simple fait de proposer d’autres options de transport urbain ou d’appliquer des pénalités pour l’utilisation inutile de la voiture ne suffise pas à réduire la dépendance à la voiture des villes contemporaines. L’un des défis que la recherche interdisciplinaire combinant les connaissances des neurosciences et de la géographie peut relever est l’identification des stimuli les plus significatifs qui déclenchent les habitudes, ainsi que des principaux aspects de l’environnement des navetteurs urbains qui provoquent du stress. L’étude des situations critiques, des rencontres et des pressions liées aux habitudes de déplacement des individus (par exemple, les heures de réveil et les horaires de bureau, l’encombrement des véhicules et la fiabilité des horaires, entre autres) peut contribuer à l’élaboration de politiques plus efficaces pour une mobilité urbaine durable. Les perturbations du comportement habituel créées par les pannes d’infrastructures et les projets de construction constituent une occasion fertile de mener des recherches dans le cadre d’une « expérience naturelle ». En outre, une tentative minutieuse de mener une étude « hors laboratoire » en utilisant des paradigmes expérimentaux modifiés semble être une perspective prometteuse. Des avancées technologiques récentes, telles que la spectroscopie fonctionnelle dans le proche infrarouge (fNIRS) ou l’évaluation écologique momentanée (EMA), permettent l’étude non invasive des processus cérébraux et comportementaux dans l’environnement naturel des sujets 14, 15, ce qui peut être essentiel pour étudier l’habitude compulsive de la voiture et identifier les possibilités d’intervention.
Yavor Yalachkov, Marcus J.Naumer, Anna Plyushteva
Trends in Cognitive Sciences
Volume 18, Issue 5, May 2014, Pages 227-228
Références
1 B. Seymour, I. Vlaev
Can, and should, behavioral neuroscience influence public policy?
Trends Cogn. Sci., 16 (2012), pp. 449-451
2 UK Government Department for Transport
National Travel Survey: 2012
UK Government Department for Transport (2013)
3 D. Banister
The sustainable mobility paradigm
Transp. Policy, 15 (2008), pp. 73-80
4 S. Barr, J. Prillwitz
A smarter choice? Exploring the behavior change agenda for environmentally sustainable mobility
Environ. Plann. C: Gov. Policy (2013), 10.1068/c1201
5 S.H. Lo, et al.
Proenvironmental travel behavior among office workers: a qualitative study of individual and organizational determinants
Transp. Res. A Policy Pract., 56 (2013), pp. 11-22
6 T. Schwanen, et al.
Rethinking habits and their role in behavior change: the case of low-carbon mobility
J. Transp. Geogr., 24 (2012), pp. 522-532
7 R.J. Dolan, P. Dayan
Goals and habits in the brain
Neuron, 16 (2013), pp. 312-325
8 A.M. Graybiel
Habits, rituals, and the evaluative brain
Annu. Rev. Neurosci., 31 (2008), pp. 359-387
9 B.J. Everitt, et al.
Neural mechanisms underlying the vulnerability to develop compulsive drug-seeking habits and addiction
Philos. Trans. R. Soc. Lond. B Biol. Sci., 12 (2008), pp. 3125-3135
10 V. Deroche-Gamonet, et al.
Evidence for addiction-like behavior in the rat
Science, 305 (2004), pp. 1014-1017
11 D. Belin
Addiction: failure of control over maladaptive incentive habits
Curr. Opin. Neurobiol., 23 (2013), pp. 564-572
12 S. Jonkman, et al.
Differential roles of the dorsolateral and midlateral striatum in punished cocaine seeking
J. Neurosci., 28 (2012), pp. 4645-4650
13 L. Schwabe, O.T. Wolf
Stress and multiple memory systems: from ‘thinking’ to ‘doing’
Trends Cogn. Sci., 17 (2013), pp. 60-68
14 S.K. Piper, et al.
A wearable multi-channel fNIRS system for brain imaging in freely moving subjects
Neuroimage, 85 (2014), pp. 64-71
15
S. Shiffman
Ecological momentary assessment
Annu. Rev. Clin. Psychol., 4 (2008), pp. 1-32
Merci pour ce billet.
Si les habitudes individuelles sont certainement une cause prédominante il me semble qu’il faut pas non plus oublier l’énorme responsabilité des politiques dans ce constat.
La politique d’adaptation de la ville à la voiture a fait que l’espace public urbain est en grande majorité dévolu aux déplacements des automobiles. Durant toutes ces années un système voiture a été patiemment construit rendant quasi indispensable sa possession et son usage. Le matraquage publicitaire instillant dans les esprits des images de liberté associé à l’usage d’une voiture a fini de conditionner les comportements.
Les injonctions rationnelles a moins utiliser la voiture sont constamment contredites par les-dites publicités qui n’ont pas baissé ni nombre ni en intensité persuasive.
Pour commencer il conviendrait de dé-construire ce système voiture. Certaines municipalités commencent à le faire avec la généralisation du 30km/H, la création de zones à trafic limité, l’extension des zones piétonnes. Il faudrait aller plus vite dans cette déconstruction, améliorer les dessertes en transports en commun, redonner de l’espace aux cyclistes en prenant systématiquement des voies voitures pour implanter des aménagements cyclables.
Alors seulement les usagers comprendront que l’heure du tout voiture est achevée
à lobotomiser et viiiiite :
le gros bouseux a encore frappé :
On en est plus à l’habitude. On en est à l’unique moyen perçu par une partie de l’humanité pour se déplacer. Un môme systématiquement transbahuté de maison, à école, aux activités et à tout le reste en voiture depuis son plus jeune age n’a même pas d’autres perspectives.
Ok, je n’habite pas loin de la salle de concert de mon bled mais pour le spectacle du conservatoire, mon fils a fait sa première représentation de contre basse. Si ce fut aisé pour l’emmener en cargo, pour le retour, en soirée, c’était plus compliqué avec la famille au complet. L’idée de ramener l’instrument à pied s’est imposée et plusieurs parents ont insisté pour nous la ramener. Malgré la délicatesse de leur intention, je suis quand même obligé de remettre en perspective l’idée qu’un déplacement semble impossible sans voiture.
En plus, notre organisation fut optimale car madame a ramené la petite exténuée un peu plus tôt et je suis rentré avec Jr sous la pleine lune en débriefant la soirée. le top
Les neurosciences nous aiderons dans la compréhension et dans les actions à mener pour revenir à des déplacements plus en conformité avec ce que l’individu est en capacité d’accepter. C’est une aide précieuse qui doit être maniée avec attention. Aussi ne faudrait-il pas comme indiqué dans l’un des commentaire que l’urbanisme et l’aménagement des villes soit pensé à l’échelle des déplacements actifs que la grande majorité d’entre nous sommes en capacité de faire avec des transports collectifs adaptés? La force de l’habitude tomberait d’elle même. Un autre levier c’est aussi la maîtrise des dépenses consacrées aux déplacements. Il est tout à fait aberrant de constater l’utilisation de la voiture pour les voyages alors que le transport collectif offre sur un certains nombre de destination beaucoup plus d’avantage. N’oublions pas que pour certains la voiture est un véritable cocon, un second lieu de vie, ce qui ne facilite pas l’adhésion au changement du mode de déplacement. La persuasion sera compliquée. Elle devra être accompagnée ce qui ne se fait jamais. Un véritable débat public sur les mobilités qui favorisent la préservation de toutes les ressources et la santé reste indispensable et il doit être entretenu. L’automobile et le pétrole occupent une telle place dans l’économie Française que l’évolution que nous appelons de nos vœux ne se fera pas sans l’instauration de contraintes plus ou moins difficile à accepter par tous. Sinon comment expliquer l’utilisation complètement irrationnelle de la voiture par rapport aux déplacements.
Bonjour à tous ou toutes,
Autoriser des automobilistes à nous empoisonner par des oxydes d’azote pour leur donner une possibilité légale de nous écraser et nous tuer même sur des passages pour piétons dit « protégés » est encore une aberration de nos démocraties ou dictatures du XXIe siècle.
Bonne année et bonne santé 2022 surtout pour tous ou toutes les cyclistes et piétons ou piétonnes.
un frémissement de signal faible, au sujet du désamour naissant, mais ravivé, à l’égard de Ste-Gnognole… ? à l’effigie envoyée de plus en plus souvent au bûcher…
https://www.francetvinfo.fr/politique/gerald-darmanin/reveillon-de-la-saint-sylvestre-874-vehicules-incendies-et-441-personnes-interpellees-durant-la-nuit-du-31-decembre_4900883.html
bon, en attendant, tous mes voeux de bonheur et de démotorisation en direction de la communauté carfriste..