Le règne de la bicyclette

Vélocipédomanie, bicyclomanie… Nous sommes en plein règne du cycle. Jamais invention n’a pris en si peu de temps une extension aussi considérable. La machine roulante est partout; elle croit et se multiplie avec une rapidité inconcevable. On en rencontre de tous côtés, presque autant que de cailloux sur les routes; elle tient le haut du pavé, envahit tout, même les trottoirs de nos promenades.

A la pleine lune, par les soirées parfumées, on l’entend couper l’air en bourdonnant comme un hanneton qui vole. Quel essor! et quel chemin parcouru depuis la Draisienne et le premier vélocipède de Michaux des Champs-Elysées! Qui ne pédale pas aujourd’hui? n’est plus dans le train. Il y a vingt ans, le vélocipède était ridicule; maintenant, c’est le sport favori du joli sexe. La pédale a positivement pour certaines élégantes un charme particulier. En route! et cyclistes de tous les sexes filent à perte de vue tous les matins. On fait même avec plaisir son petit tour de France sur la machine d’acier. Vélocipédomanie, bicyclomanie…

Mais qu’on ne s’y trompe pas: il ne s’agit pas du tout d’une mode éphémère. Ah! mais non: la machine a conquis une place définitive au soleil. Elle prospère, elle a son avenir assuré et dans une dizaine d’années, sous sa forme actuelle ou une forme voisine, elle occupera certainement une grande place dans les moyens de locomotion. La vélocipédie a entraîné la création de toute une industrie nouvelle et importante qui va sans cesse se développant selon une progression étonnante. M. Michelin, dans une communication récente à la Société des ingénieurs civils, a montré avec raison au moyen de chiffres probants que la bicyclette avait véritablement opéré une petite révolution dans nos moyens de progression.

La bicyclette est une merveille de mécanique; elle permet à l’homme avec un minimum d’effort de rouler sur le sol, au lieu de progresser à l’aide du mouvement de va-et-vient nécessité par la marche ordinaire. Elle permet même aujourd’hui de rouler sur l’air, comme nous allons le voir, et de voler en quelque sorte au milieu de l’Océan atmosphérique. En réfléchissant un peu à sa construction, on se convaincra vite que nous n’exagérons pas, et qu’aucune machine n’a atteint en moins de vingt ans un degré de perfection aussi remarquable. La réduction du poids, les frottements à bille, le caoutchouc pneumatique ont transformé les vélocipèdes; mais aussi on trouve, dans la machine, des ressources que l’on chercherait vainement ailleurs. C’est un cheval qui ne mange pas à l’écurie, a-t-on dit souvent. Evidemment, mais c’est un cheval infatigable, un cheval d’acier qui bat tous les chevaux.

On se rappellera, sans doute, que M. Johnson a battu, en Amérique, un cheval trottant, la jument la plus rapide connue, Nancy Hanks. Le mille (1,609 mètres) a été couvert par l’homme en une minute cinquante-six secondes trois cinquièmes; par la jument, en deux minutes quatre secondes. Un cycliste parti de Paris, le 6 septembre 1891, à 7 h. 3 m. du matin, est allé à Brest et est revenu à Paris le troisième jour, à 6 h. 25 m du matin, faisant ainsi ce que ni un coureur, ni un cheval n’aurait pu réaliser. Dans la course Paris-Brest et retour, Terront a mis 71 h. 22 m. pour franchir 1,208 kilomètres sans changer de machine. Dans la course entre officiers qui a eu lieu cet été dernier, de Vienne à Berlin, le vainqueur a parcouru, sans changer de cheval, les 565 kilomètres qui séparent les deux capitales en 71 h. et, par conséquent, il n’a pas couvert dans le même temps, la moitié du chemin parcouru de Paris-Brest et retour avec la machine.

Les vitesses momentanées obtenues avec des chevaux de course sont supérieures à celles de la machine; mais bien rapidement, la machine reprend l’avantage. Voici quelques chiffres de vitesses excessives indiquées par M. Mousset, vitesse rapportées à l’heure : Train du Mittland Railway 115 kilom.850. Traîneau à glace et à voile, 82 kilom.750. Cheval de course au galop, 60 kilom.610. Torpilleur, 52 kilomètres, Bicyclette, 49 kilom.545. Transatlantique, 41 kilom.375. Patin à glace, 36 kilom.430. Coureur à pied, 22 kilomètres. Marcheur, 15 kilom.175. Nageur, 3 kilom.810.

Rappelons que ces chiffres bien que ramenés à l’heure, se rapportent à des temps réduits: quelques minutes, un quart d’heure au maximum. Voici, au contraire, des vitesses obtenues pendant une heure entière:

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Homme à pied marchant sans courir, 13 kilom.500. Homme marchant au pas gymnastique, 18 kilom.600. Cheval au trot, mais sur piste, environ 32 kilom.500. Bicyclette de 12 kilogrammes, avec caoutchouc creux, sur mauvaise piste, 34 kilom.210. Bicyclette de 10 kilog 500, à caoutchouc pneumatique, sur route, 34 kilom.500. Bicyclette de 9 kilog.500, avec caoutchouc pneumatique, sur bonne piste, 36 kilom.450. Bicyclette de 9 kilog.500, à caoutchouc pneumatique, sur bonne piste en ciment, 39 kilom.740.

La machine offre donc une puissance de locomotion incomparable. D’où lui viennent ces qualités exceptionnelles?

En ce qui concerne la vitesse, il faut remarquer que l’homme qui marche ne progresse guère par déplacement des jambes que de 1m50 à 1m65 par double pas. Le cycliste avec un déplacement de jambes analogue progresse, selon sa machine de 4m50 à 5m50. Un tour de pédale suffit pour couvrir, selon le rapport du pignon de commande à la roue dentée, selon la multiplication comme on dit, un espace de terrain supérieur à 5 mètres. Si, avec de l’habitude, on accroît le rythme des coups de pédale, on voit que l’on peut à 1 tour 1/2 par seconde, à 2 tours par seconde, à 2 tours 1/2 franchir à la seconde 7m50, 10 mètres et 12m50, Or, à 10 mètres par seconde, cela fait déjà, s’il vous plaît, 36 kilomètres. A dire vrai, les amateurs qui se promènent sagement ne dépassent guère trois quarts de tour par seconde, ce qui donne encore la jolie vitesse de près de 14 kilomètres à l’heure. On aurait fait à pied 5 kilomètres environ; on franchit aisément 12 à 14 kilomètres, près du triple. C’est assez dire que la machine a du bon. En définitive, l’avantage se comprend vite si l’on remarque que l’homme qui marche se porte lui-même, tandis qu’il se roule lui-même en employant la machine.

Au point de vue de l’hygiène, la vélocipédie a de grands partisans. Beaucoup de médecins, et parmi les plus en renom, pratiquent ce sport qui met en mouvement de nombreux muscles, active la respiration, régularise la circulation, dégorge les organes profonds congestionnés, appelle le sang à la peau, et exerce souvent une influence très salutaire sur le système nerveux central. C’est un exercice agréable, en plein air, une gymnastique générale et qui ne fatigue pas le coeur si on la pratique avec modération. Mais il n’y a pas de loi générale en pareille matière. Et on ne saurait avancer que l’usage de la bicyclette peut convenir à tout le monde. C’est à chacun d’essayer et de juger par lui-même si la position spéciale du corps sur la selle, si le mouvement particulier des jambes peut être substitué avantageusement au rythme ordinaire de la marche. Ici comme ailleurs l’abus doit être interdit, bien entendu.

En tous cas, les exemples abondent de personnes qui se sont fortifiées et ont vu leur malaise disparaître en pédalant sagement pendant une heure ou deux, le plus souvent possible. Comme sport, la vélocipédie a la vogue; comme moyen de locomotion, l’avantage ne se discute plus.

Et maintenant, en selle, et pédalons. Les exercices tempérés au grand air sont les meilleurs remèdes contre la goutte, les rhumatismes, la nervosité, l’obésité et autres affections ejus dem farinae. La bicyclette ne serait-elle qu’un prétexte inconscient à promenade au grand air qu’il faudrait encore s’applaudir de son invention; mais c’est assurément mieux: un instrument très réel de santé, d’abord, et, ensuite, une machine précieuse pour la locomotion humaine par ce temps de déplacement à la vapeur.

Time is money. C’est pourquoi un fabricant américain a jeté à tous les vents l’amusante réclame suivante: « La vie est trop courte pour marcher à pied, achetez-moi une bicyclette! » Et on en achète!

HENRI DE PARVILLE.
Le Courrier de Metz, 21 mai 1893.