La fin d’un monde tel que nous le connaissons

Nous sommes drogués au pétrole, nous ne pouvons pas nous en passer, nous sommes prêts à tout pour continuer notre addiction. Nous, c’est-à-dire le tiers le plus riche des habitants de la planète. Cette situation, à elle seule, aura bientôt des conséquences dévastatrices dans tous les domaines, sur tous les continents. La hausse actuelle du cours des hydrocarbures n’est pas un simple choc pétrolier – comme ceux que nous avons affrontés en 1973 et 1979 – c’est la fin du monde tel que nous le connaissons.

Cet événement, dont nous apercevons les prémisses, provient de la coïncidence, sur quelques années, de trois facteurs inédits : 1) le déclin définitif de la production de pétrole (géologie) ; 2) l’excès structurel de la demande mondiale sur l’offre de pétrole (économie) ; 3) l’intensification des guerres et du terrorisme pour l’accès aux ressources non renouvelables (géopolitique). Ces trois facteurs, se renforçant mutuellement, provoquent d’abord une hausse des prix des produits pétroliers, puis du gaz et de l’énergie, enfin de toutes les denrées et services qui en dépendent. Bref, nous entrons dans une période d’inflation, de récession, de tensions internationales, de guerres.

1) En 1956, King Hubbert était géologue à la société Shell. Il publia un article peu remarqué affirmant que la production pétrolière des 48 premiers états américains – la plus importante du monde à cette époque – allait croître jusqu’en 1970, puis décliner inexorablement ensuite. Il fallut attendre un peu plus de quatorze années pour lui donner raison : la production américaine ne cesse de décroître depuis 1970. En extrapolant les méthodes de Hubbert à l’ensemble de la planète, on peut estimer que nous avons atteint aujourd’hui – en 2008 – le maximum de la production mondiale de pétrole. Ceci est un évènement exceptionnel dans l’histoire humaine. Pour la première fois, les volumes de la matière première la plus indispensable à l’ensemble de l’économie mondiale auront cru pendant cent cinquante ans pour diminuer ensuite, sans coup férir, année après année. L’image mentale de la « croissance » – du PIB, de la population, du nombre d’automobiles… – se heurte à la décroissance géologique, inéluctable, irréversible de son plus précieux fluide. La singularité de cet évènement est telle qu’aucun modèle du monde économique, aucune information massive de sensibilisation, aucune politique d’évitement ou d’adaptation n’auront précédé son advenue. Cette ignorance est catastrophique.

2) Le second facteur créateur du choc est le croisement actuel de deux courbes. La courbe de la demande mondiale de pétrole et celle de l’offre mondiale, qui a toujours été supérieure à la première, jusqu’à présent. Aujourd’hui, la demande dépasse l’offre. Cette nouvelle situation d’excès structurel de la demande mondiale sur l’offre provoque une tension sur les marchés des cours du pétrole et, finalement, une hausse forte et définitive de ces cours. L’inflation des prix des produits pétroliers se propage aux autres domaines, notamment l’agriculture et la pêche, les transports et le tourisme.

Les esprits cornucopiens – croyants en une corne d’abondance éternelle – estiment tranquillement que le croisement des courbes de l’offre et de la demande ne durera pas, la technologie, le marché et l’ingéniosité humaine parvenant à prolonger les modes de production et de consommation industriels, et même à les étendre au monde entier. La consommation d’énergie ne peut que croître. L’avenir est radieux, la mondialisation heureuse. Les économistes prétendent que le prix de l’énergie doit tendre vers le coût marginal. J’estime, au contraire, que le prix d’une énergie doit tendre vers le coût de sa substitution éventuelle, qui est bien plus élevé que le prix actuel. Autrement dit, à 130 dollars le baril et à 1,50 euros le litre à la pompe, le pétrole n’est pas cher. Nous nous en apercevrons bientôt lorsque le baril sera à 300 dollars et le litre à 3 euros.

3) Hausse des cours du pétrole. Inflation. Augmentation des taux d’intérêt. Dette. Création de monnaie. Dévaluation. Baisse du pouvoir d’achat, baisse des achats. Récession. Tensions internationales… Le pétrole en hausse, c’est la guerre.

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Les pays gros consommateurs de pétrole n’en possèdent pas, ou n’en possèdent plus, ou moins que jadis. La France et l’Allemagne n’en ont pas. Les Etats-Unis importent aujourd’hui plus de la moitié de leur consommation. La Grande-Bretagne est devenue importatrice en 2004, du fait de la déplétion des champs de la mer du Nord. Favorisées par la nature (?), les grandes régions exportatrices sont le Moyen-Orient, l’Oural-Volga et la Sibérie occidentale en Russie, le golfe de Guinée, le Venezuela et le Mexique.

Les pays du Moyen-Orient, qui détiennent les deux tiers des réserves de pétrole et assurent 31% de la production, ne contribuent qu’à 6% de la consommation mondiale. Une situation semblable, bien que moins contrastée, prévaut en Afrique (production : 11% ; consommation : 3%) et en Amérique latine (production : 10% ; consommation : 6%). À l’opposé, les régions grandes consommatrices sont importatrices : l’Amérique du Nord (production : 18% ; consommation : 30%), l’Europe (production : 9% ; consommation : 22%) et l’Asie-Océanie (production : 10% ; consommation : 28%).

Ce qui fut appelé « développement » au cours de la seconde moitié du vingtième siècle se résume à une qualité : l’accès à l’abondance pétrolière bon marché pour produire du travail mécanique. C’est pourquoi les Etats-Unis furent et demeurent le premier des « pays développés ». Pendant la majeure partie de ce dernier siècle, ils possédèrent, avant et plus que tout autre, cet accès au pétrole sur leur territoire et par l’intermédiaire de leurs compagnies transnationales. Mais les temps changent. Découvertes en chute, offre stagnante, demande croissante, guerres pour l’accès. Telle est la formule de la déplétion pétrolière qui s’annonce. Le choix des pays industrialisés est binaire : ou bien ils décident leur sevrage immédiat et rigoureux, ou bien ils continuent leur addiction par la force. La première alternative est la seule manière de sauvegarder la solidarité, la démocratie et la paix, mais nous avons choisi la seconde : la guerre (Irak, Afghanistan, Darfour…).

Cette situation n’est pas « la fin du pétrole » ou « la fin des énergies fossiles », c’est la fin de l’énergie bon marché et, conséquemment, la fin du monde tel que nous le connaissons, c’est-à-dire, avant quinze ans, la fin de la croissance économique, la fin du capitalisme, la fin de l’Union européenne, la fin de l’aviation commerciale de masse, la fin de la grande distribution… Les transitions énergétiques des siècles passés – du bois au charbon, du charbon au pétrole – étaient graduelles et adaptatives, le pic de Hubbert sera brusque et révolutionnaire. La fin du pétrole bon marché est la plus grande épreuve qu’ait jamais affrontée l’humanité (c’est LE problème). Afin d’en repousser un peu la date et d’en réduire un peu les effets désastreux, la seule conduite possible est l’apprentissage de la sobriété (c’est LA solution). C’est-à-dire, politiquement, une perspective d’autosuffisance décentralisée, par la décroissance de la consommation et des échanges de matières et d’énergie, une mobilisation générale de la société autour d’une sorte d’économie de rationnement solidaire et démocratique.

Dans l’immensément complexe cycle du carbone, l’aval du cycle, désormais connu sous l’appellation de « changement climatique », est aujourd’hui l’objet d’une certaine attention, voire de quelques faibles décisions (Protocole de Kyoto, Grenelle de l’environnement) destinées à réduire ou à s’adapter aux épisodes climatiques extrêmes qui se profilent. Mais le changement climatique, bien que rapide au regard des temps géologiques, est dix fois plus lent que l’amont du cycle du carbone, c’est-à-dire le pic de Hubbert, le « Peak Oil ». Si celui-là se mesure en décennies, celui-ci se mesure en années. Nous ne sommes plus dans la prévision, nous sommes dans le compte à rebours.